Brian Asawa : like a mezzo
Il surgit du sexe d’une géante, doré des pieds à la tête. On dirait de l’art contemporain, sauf que cette performance qui télescope Goldfinger et L’origine du monde de Courbet prend place à l’opéra, où elle marque l’entrée du Prince Go-Go. Au printemps dernier, la Fura dels Baus assurait la création belge du Grand Macabre de Ligeti (cf notre critique) et le reprenait ensuite à Rome. Et pour sa prise de rôle en Prince Go-Go, Brian Asawa a remporté un beau succès tant public que critique. Le chanteur américain a du métier, une présence et même une exubérance naturelles qui servent à merveille la conception du personnage développée par les Catalans. Cependant, au début des années 90, Brian Asawa s’était d’abord distingué par une voix à nulle autre pareille: à la différence de ses confrères, écrivait alors « Le Monde de la Musique », le contre-ténor dispose d’un timbre ambigu à l’extrême, féminin pourrait-on dire. Dans les notes aiguës, il crée un réel sentiment de confusion. Aujourd’hui, la voix n’a rien perdu de son pouvoir de fascination et nous fait d’autant plus regretter les trop rares apparitions du chanteur sur les scènes européennes.
Comment définiriez-vous, musicalement et dramatiquement, le Prince Go-Go ?
Go-Go, un prince gamin et vorace, est un rôle vocalement fabuleux pour des contre-ténors dotés d’une voix plus aiguë comme moi. Il y a un fa aigu soutenu et même un sol, mais qui n’est qu’effleuré dans la quatrième scène. Maintenant que ma voix a un caractère plus dramatique en termes de volume et de couleurs, c’est un véhicule parfait pour elle. Chris Merritt m’appelle un « Helden contre-ténor » dans ce rôle. Avec une seule ligne de coloratures, c’est un rôle essentiellement lyrique, dont la plus grande partie évolue dans le médium. Je comparerais l’ambitus du Prince Go-Go à celui d’un rôle grave de mezzo ou d’une partie très aiguë d’alto. La musique qui lui est dévolue s’apparente plutôt à du récitatif, il n’y a pas de réelle aria, si ce n’est les deux pages d’arioso « At last I am alone ». Sur le plan dramatique, Go-Go est plutôt caricatural. Dans la production de la Fura dels Baus, au début de la troisième scène, il jaillit d’un vagin – ou de l’anus – d’une femme plus grande qu’une statue et qui s’appelle Claudia. Avant cette entrée, ses deux ministres, le Ministre Noir et le Ministre Blanc, s’affrontent et s’envoient à la figure des insultes en parcourant l’alphabet de A à Z. Quand le Prince les rejoint, il devient le centre des sarcasmes. Finalement, Go-Go reprend l’avantage et a un échange assez drôle avec la figure la plus rigide de l’opéra, Gepopo. Gepopo est une sorte de Reine de la Nuit psychotique. Après la sortie des ministres et de Gepopo, Go-Go a une réunion tout aussi amusante avec Astradamors. Le personnage, porté sur la gloutonnerie, se moque de questions telles que le pouvoir et la politique. Go-Go veut avant tout qu’on le laisse seul, afin qu’il puisse manger, boire et se griser. Nous pouvons tous nous retrouver dans les plaisirs simples de la vie.
Vous avez la réputation d’adorer la scène. Comment s’est passée la collaboration avec la Fura dels Baus ?
Il en a été question lorsque le Théâtre de la Monnaie m’a proposé trois engagements, dont Le Grand Macabre. Je n’avais aucune idée du fantastique voyage pour lequel j’allais embarquer avec un tel tandem ! La période des répétitions fut tout ce dont peut rêver un chanteur : un cast de haut niveau, composé de chanteurs qui vous soutiennent et qui ont une solide expérience. Entre parenthèses, je trouve vraiment agaçant que la majorité des ouvrages soient distribués à de jeunes talents à peine sortis du conservatoire ou de l’université, comme si les chanteurs de plus de 40 ans avaient dépassé la date de péremption ! Alex [Ollé] et Valentina [Carrasco] nous encourageaient à improviser et à amener nos propres idées. C’était une véritable collaboration. En même temps, ils avaient les idées claires et savaient ce qu’ils voulaient pour chaque scène, ils étaient très bien préparés. Nous étions donc capables d’innover et de peaufiner notre jeu jusqu’à la dernière minute, sans nous sentir pressés par l’imminence de la première. Ce qui fut vraiment génial lors des représentations à l’Opéra de Rome, c’est le soutien et l’intérêt très positif dont bénéficiait une production aussi moderne dans une ville, une culture tellement conservatrices. Nous avons senti les musiciens de l’orchestre comme les chœurs évoluer et passer de l’indifférence à l’enthousiasme. C’est tellement gratifiant !
Ce n’est pas la première fois que vous abordez l’opéra du vingtième siècle. Avant de chanter Britten ou Stravinsky, vous aviez fait vos débuts à San Francisco en incarnant Nummer Zwei dans la première production américaine de l’ouvrage de Henze, Das Verratene Meer. Elargir son répertoire n’est pas chose aisée pour un contre-ténor. Comment choisissez-vous vos rôles ?
A bien des égards, c’est le répertoire ou plutôt les maisons qui m’ont choisi. Quand j’ai commencé, la plupart des gens n’acceptaient la voix de contre-ténor que dans le baroque, mais j’ai eu la chance de faire mes premiers vrais débuts dans un opéra moderne (Das Verratene Meer) et j’ai pris beaucoup de plaisir à poursuivre ma carrière en chantant des rôles qui n’appartenaient pas seulement au répertoire baroque, mais aussi classique (Gluck, Mozart), romantique (Moussorgski), néoclassique (Stravinsky) et contemporain (Britten, Henze et Ligeti). Je suis aussi reconnaissant envers les femmes qui m’ont formé, d’abord une lyrico-spinto, ensuite une colorature. C’est grâce à elles que les différentes couleurs de ma voix ont pu s’épanouir et me permettre d’aborder des rôles à l’origine écrits pour des femmes tels qu’Arsamene (Serse), Fyodor (Boris Godounov) ou encore Baba le Turc (The Rake’s Progress).
Au début des années 90, vous avez fait sensation en remportant les auditions du MET, une première pour un contre-ténor, et en étant primé au Concours Operalia de Placido Domingo. A l’époque, les contre-ténors exerçaient une véritable fascination sur le grand public au point d’ailleurs que vous vous êtes retrouvé dans le célèbre magazine Vanity fair aux côtés de David Daniels, Derek Lee Ragin, Michael Chance, Jeffrey Gall et Drew Minter pour un reportage sur les “Highboys of the Opera”. Aujourd’hui, l’alto masculin s’est banalisé, il est omniprésent et plus personne n’écrirait que « les castrats des siècles passés revivent à travers cette espèce rare de voix ». Comment avez-vous vécu cette évolution ?
Mon parcours, depuis les prémices de ma carrière en 1991, quand j’ai gagné les auditions au Met et débuté à San Francisco à l’âge de 25 ans, a été palpitant, difficile par moments, mais toujours stimulant et gratifiant. Pour faire carrière, il ne suffit pas de posséder une bonne technique, une voix intéressante et un certain talent artistique. Cela tient aussi beaucoup au timing, à un bon management et c’est parfois aussi élémentaire que le fait de se trouver au bon endroit au bon moment. J’ai surfé sur la vague de redécouverte de la musique ancienne qui déferlait en Europe et aux Etats-Unis et j’ai eu le bonheur de pouvoir saisir des opportunités qui arrivaient au bon moment, d’interpréter des rôles qui convenaient à ma voix lorsque je les ai défendus sur scène. Je pense que si j’ai toujours su rebondir, cela vient de mon aptitude à explorer de nouveaux répertoires, comme le Prince Go-Go récemment, et à continuer à intéresser le public en développant ma voix. Maintenant qu’elle arrive à maturité, je suis capable d’explorer un répertoire plus dramatique. Je suis toujours intéressé par un rôle comme Arsamene ou par l’Orfeo de Gluck, mais j’aimerais aussi interpréter des œuvres plus tardives qui sollicitent mon legato et ma puissance dramatique. Je me vois bien chanter Carmen! (Rires).
A ce propos justement, dans une mélodie à l’humour grinçant écrite à votre intention, « Encountertenor », Jake Heggie vous fait dire au sujet de vos professeurs : «quand ils m’entendaient, ils hochaient la tête et se demandaient pourquoi ça ressemblait tant à un mezzo ».
« Encountertenor » fut écrite par Jake Heggie afin de mettre en valeur ma voix et mon sens artistique, mais dans une veine plus légère, avec un côté comique que n’ont pas les rôles baroques de mon répertoire. Mon directeur d’atelier « opéra » à l’UCLA et vrai mentor, John Hall, a écrit le texte. Il est plein d’esprit, d’humour et de sarcasmes. C’est une réflexion sur mon voyage vers le « contre-ténorland » qui voyait le jour dans l’Etat Doré de Californie. Quand je me suis inscrit aux examens la première fois, au tout début des années 90, j’ai dû mentionner comme catégorie vocale « contre-ténor ». Or, cette catégorie était une anomalie. Je remercie Jake Heggie et John Hall de m’avoir alors donné l’occasion de m’exprimer dans un registre plus comique.
Vous disiez avoir travaillé votre voix avec des femmes, est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
Je me suis effectivement formé auprès de femmes et je leur suis reconnaissant pour la diversité et la richesse de l’enseignement qu’elles m’ont prodigué. Récemment, j’ai commencé à travailler avec Gerald Martin Moore, à New-York. Son enseignement est réellement lumineux et fascinant. Mais je retourne aussi voir mon professeur à Oakland, Jane Randolph. Elle est le roc auquel je me raccroche et qui me protège, vocalement. Vous savez, la technique reste la technique, quelle que soit la voix. C’est Jane qui a le plus influencé le développement de ma voix et je lui dois ma longévité. Son expertise dans la maîtrise du souffle et le travail des voyelles m’a aidé à survivre à une carrière de 17 ans, avec ses hauts et ses bas.
Quels musiciens et metteurs en scène vous ont réellement marqué et influencé ?
Les metteurs en scène qui m’ont le plus influencé sont John Copley, Steven Wadsworth et Willy Decker. Ils ont tous les trois tiré de moi des choses stupéfiantes. John Copley, plus particulièrement, a vraiment été un mentor pour moi, à tous les niveaux de mon développement.
En ce qui concerne les chefs, j’ai un profond respect et de l’admiration pour Esa-Pekka Salonen, Ivor Bolton, Christophe Rousset, Emmanuelle Haïm, Sir Colin Davis, Kenneth Montgomery et Sir Neville Marriner. Sur les productions où nous avons travaillé ensemble, chacun a su amener les chanteurs à donner le meilleur d’eux-mêmes
Y a-t-il un rôle que vous rêvez d’interpréter plus que tout autre ?
Les rôles que je meurs d’envie de chanter sont Tancredi, Smeton (Anna Bolena) et Arsace (Semiramide)
Si vous pouviez changer de tessiture et choisir une autre voix, quel rôle chanteriez-vous, sans hésiter ?
Sans aucun doute, Elektra (le rôle-titre) et Liù. Peut-être aussi Santuzza ainsi qu’Eboli et Aspasia (Mitridate). Il y en a d’autres, mais vous n’en demandiez qu’un…
Que pensez-vous du crossover, par exemple de l’incursion de Sting chez Dowland ou de Derek Lee Ragin dans les Spirituals ?
Je n’ai pas écouté l’album de Sting, mais même si la qualité de son chant ne peut être du niveau de chanteurs professionnels qui interprètent la musique ancienne comme Sandrine Piau, Rosemary Joshua, etc., je pense que le fait que Sting ait pris des risques en enregistrant des lute songs est une très bonne chose pour attirer un public qui, autrement, n’aurait sans doute jamais acheté un disque consacré à ce genre de musique. En cette période de crise économique, toute initiative susceptible de drainer des auditeurs qui ne sont pas vraiment versés dans la musique classique est la bienvenue.
Derek Lee Ragin est un de mes héros. Il n’avait aucun problème pour passer dans un registre de poitrine magnifique et son expression dramatique, ses coloratures étaient incomparables. Je suis tout à fait d’accord pour qu’il chante des spirituals, comme je suis favorable à l’idée que n’importe quel contre-ténor fasse du crossover si le répertoire qu’il aborde convient à sa voix. Personnellement, j’aime chanter Rachmaninov, Fauré, Medtner, Debussy, Schubert, etc. Il faut choisir très soigneusement les rôles ou les mélodies que nous interprétons. Je crois que c’est la clé du succès quand nous explorons un répertoire qui n’est pas nécessairement associé à notre catégorie vocale.
Qu’aimeriez-vous chanter les prochaines années ?
J’aimerais beaucoup chanter Rinaldo et Bertarido (Rodelinda). A côté de mes engagements à l’opéra, je voudrais aussi donner des concerts avec orchestre et interpréter l’Alt-Rhapsody de Brahms, Rachmaninov, Fauré, Schubert, de la musique moderne aussi, notamment Jake Heggie et Lori Laitmann. Bien sûr, des projets de crossover m’intéressent aussi beaucoup, ils pourraient associer étroitement des chanteurs que je forme et des musiciens classiques. Cela pourrait être stimulant pour les chanteurs dont je m’occupe. Il faut en revenir au bon vieux management, démodé aujourd’hui, où le manager travaille vraiment sur le long terme avec les chanteurs au lieu d’essayer seulement de rafler les cachets les plus élevés, sans viser une carrière durable et de premier ordre.
Propos recueillis par Bernard Schreuders (août 2009)
A consulter :
– le site de Brian Asawa : http://www.brianasawa.com/
– le site de la Fura dels Baus : http://www.lafura.com/web/index.html