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Bruno Zirato : une vie pour la musique: entre Scilla et Manhattan

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Actualité
1 mai 2023
Immigré italien, agent de Caruso, découvreur de Bernstein, boss du New York Philharmonic

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Bien sûr, M. Giovanni Simone Bruto, de Gallina (une banlieue de Reggio Calabria), devait avoir une foi monarchique bien ancrée pour décider de baptiser son troisième enfant du nom exigeant de Czar : Czar Bruto, le seul fils parmi quatre filles, dont l’une nommée Reine. L’intérêt pour les dynasties royales était une véritable passion pour M. Bruto. Et il voulait que ça se sache.

Mais procédons dans l’ordre.

Le 28 novembre 1972, Bruno Zirato meurt à New York à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Un demi-siècle plus tard, il semble utile de zoomer sur la vie de cette figure importante du monde musical américain.

Zirato était aux États-Unis une « charnière » entre le passé et l’avenir. Entre les modes d’organisation musicale filles d’une approche du XIXe siècle et ceux projetés vers la modernité, notamment avec l’avènement des nouveaux médias : enregistrements phonographiques, radio, télévision. Zirato n’a pas été le seul à se positionner dans cette transition : on peut rappeler d’autres figures (beaucoup d’italo-américains). Mais il était certainement parmi les plus dynamiques et les plus actifs, alliant imagination, décision, diplomatie, timing, parfois peut-être sans scrupules, souvent à l’instinct et parfois à l’heureuse intuition pour saisir les changements rapides de l’époque, la reconnaissance de talents, les nouvelles technologies, les opportunités favorables.

Bruno Zirato naquit dans une famille de classe moyenne à Reggio Calabria le 27 septembre 1884.

Son vrai nom, cependant, n’était pas Bruno Zirato, et voilà que nous revenons au début : son vrai nom était Czar Bruto, immédiatement appelé Zarino par tout le monde.

Son père Giovanni Simone, qui le baptise le 2 octobre sous le nom royal exigeant de Czar Francesco Bruto (Francesco en mémoire de son grand-père…), est pour tous le « Cavaliere Giansimone », un fonctionnaire respecté: il terminera sa carrière comme greffier en chef de la Cour d’appel de Catanzaro.

Zirato et Caruso en 1918

Dès son enfance, Zarino développe une curiosité pour la musique, en particulier pour l’opéra. Dans l’un de ses écrits, il se souvient que son oncle maternel Peppino l’emmenait de temps en temps au théâtre (ce théâtre de Reggio Calabria qui fût presque entièrement détruit lors du terrible tremblement de terre de 1908), en le faisant entrer en cachette sous un grand manteau et en le tenant sur ses genoux. La première occasion inoubliable a été le Barbiere di Siviglia : après la représentation, il se souvient avoir fredonné toute la nuit l’air de Berta ‹ Il vecchiotto cerca moglie », qui lui était resté dans les oreilles.

La situation financière de la famille permettait aux enfants d’étudier. Zarino étudie pendant un certain temps à Rome : dans une interview qu’il a donnée très tard dans sa vie, il raconte qu’il a étudié au Collège San Pietro in Vincoli, qui était à l’époque l’un des campus de l’Université La Sapienza, mais il n’y a pas d’informations plus précises à ce sujet. Durant cette période, il se découvre un certain talent pour l’écriture, et collabore avec Il Giornale d’Italia. Au début de 1912, de retour à Reggio, nous le retrouvons collaborant avec le même journal, mais aussi avec des publications napolitaines. De temps en temps, il signe un article, probablement mal payé… Cette activité dure un certain temps, mais Zarino se rend compte que le journalisme n’est pas son avenir. Le tremblement de terre a mis la ville sens dessus dessous, la vie est difficile, les perspectives pauvres: il est ambitieux et serre les dents. Il sent que le monde change rapidement, il comprend qu’à vingt-sept ans, il n’a toujours pas de « position », Reggio est étroite pour lui, il réalise qu’il doit peut-être chercher fortune ailleurs. Paris l’attire. Il a étudié un peu l’anglais, donc sa curiosité pour l’Amérique est également forte. Zarino s’interroge, sachant qu’à cette époque New York est l’une des villes les plus dynamiques du monde, grâce au talent et à l’ardeur au travail des vagues de migrants, notamment européens, et à la forte croissance économique qui a suivi la guerre civile. Il consulte un ami de la famille, Michele Augimeri, un homme du monde. Ce dernier l’encourage à partir, mais fait remarquer que le nom de Czar peut représenter un poids dans un pays comme les États-Unis, où les principes de la démocratie sont désormais ancrés, et où une référence – même dans le nom – à la monarchie peut créer des problèmes. Et ainsi Zarino Bruto devient Bruno Zirato: une simple anagramme. On ne sait pas exactement comment le changement de nom est officialisé, mais il n’en reste pas moins que, dans les premières semaines de 1912, Bruno Zirato monte dans un train, quitte Reggio Calabria pour Paris et, au cours de l’été, embarque sur un bateau pour les États-Unis.

Il faut cependant préciser que dans la famille Bruto, une autre histoire circulait (en fait basée sur des ragots). Zarino était définitivement un beau jeune homme, grand, élégant, aux yeux pétillants et au sourire ensoleillé, avec une réputation de don giovanni. Le fait est, dit-on, qu’à cette époque Zarino était l’amant de la femme d’un « gros bonnet » de la préfecture de Reggio: la vivace dame était beaucoup plus jeune que son mari, qui avait été marié par un mariage arrangé (une pratique répandue dans les régions de l’Italie du sud à l’époque). Le mari, qui se méfie de certains détails, rentre un jour plus tôt que d’habitude. Zarino entend un bruit : alarmé, il saute du lit de la femme, s’habille du mieux qu’il peut, escalade la fenêtre et tente de se cacher en s’accrochant à l’extérieur du rebord de la fenêtre. Le mari ne croit pas sa femme, qui lui dit qu’elle était en train de faire une sieste, regarde par la fenêtre et voit Zarino se balancer : avec une chaussure il martèle les doigts du pauvre Zarino, jusqu’à ce qu’il lâche prise, tombe dans le jardin et puisse enfin s’enfuir. L’histoire qui circule dans la famille est qu’après avoir récupéré rapidement le strict minimum à la maison, il a couru à la gare et a pris le premier train pour Rome…

Bref, quoi qu’il en soit, Zarino Bruto, devenu Bruno Zirato, pour une raison ou une autre, change d’air, comme de nom. Et qui sait si le changement de nom n’est pas un moyen d’effacer ses traces?

Années 1940

Fondu enchaîné : Zarino/Bruno séjourne quelques mois à Paris, où il rencontre notamment un médecin de Kansas City, un certain Nevins, qui le convainc qu’un jeune homme brillant comme lui aura certainement du succès aux États-Unis. 17 août 1912 : Bruno quitte Le Havre sur le paquebot Philadelphia. 27 août : il débarque à New York, faisant la queue à Ellis Island avec de grands espoirs et peu d’argent, une petite réserve mise de côté grâce à ses maigres revenus journalistiques, et peut-être une escorte supplémentaire envoyée par son père.

Nous n’imaginons pas Zirato comme le « calabrais », valise en carton attachée avec de la ficelle, qui part en Amérique et travaille comme ouvrier, porteur. D’un tempérament extraverti et désinhibé, Bruno noue rapidement des contacts dans la communauté italo-américaine : le rédacteur en chef du journal L’Araldo Italiano lui demande d’écrire quelques articles, un professeur de Brooklyn lui donne des cours d’anglais, il va au théâtre avec un vieux compatriote originaire de Reggio, un certain Tigani, mélomane. Pour arrondir ses fins de mois, il enseigne l’italien à des élèves de la bourgeoisie new-yorkaise désireuse d’apprendre la langue de Dante (un siècle plus tôt, Lorenzo Da Ponte, arrivé à Manhattan après un séjour à Philadelphie, avait fait exactement la même chose.). Il enseigne également aux chanteurs d’opéra qui souhaitent améliorer leur diction. Il collabore en tant que conférencier à l’université de New York et à l’YMCA (Young Men’s Christian Association). Dans un agenda que Bruno tenait méticuleusement dès son arrive à New York, il notait ses recettes et ses dépenses (un « œil pour les comptes » qui lui sera utile…) Il achète des chaussures et des vêtements neufs, des chemises et des cols neufs, il va régulièrement chez le coiffeur. Fumeur invétéré, il dépense beaucoup en cigarettes : il les fait fabriquer par un buraliste russe de Manhattan, du haché turc de première qualité, personnalisé avec les initiales BZ. Surtout, il va souvent au théâtre : opéra et opérette. Et il lit beaucoup, livres et journaux, pour perfectionner son anglais.

Les choses vont plutôt bien : d’un sous-sol du Bronx, il déménage dans un studio de la 46ème rue, partagé avec un certain Vergana. Aux cours d’italien, Zirato ajoute une autre source de revenus. Grâce à un ami médecin, l’oto-rhino-laryngologiste Mario Marafioti, un autre calabrais qui avait émigré à New York, Zirato obtient un emploi avec une rémunération régulière. L’entreprenant Dr Marafioti est introduit dans le monde du show-business, il est le médecin officiel de la compagnie du Metropolitan Opera et soigne les chanteurs. Il vient de lancer la production de « pastilles Opera Stars », des pilules pour la voix avec une formule spéciale et top secrète, et il a besoin d’un vendeur. Il demande à l’extraverti Bruno de travailler pour lui à ce titre: quinze dollars par semaine. Bruno, avec beaucoup de culot, en demande vingt. Marafioti accepte.

Au mariage de Caruso

Les affaires vont bon train, Zirato fréquente les loges des chanteurs : il chante faux, il a la voix rauque d’un fumeur, mais il connaît bien le répertoire de l’opéra, il sait de nombreuses scènes par cœur, et surtout il est un bon communicateur. Il n’a donc aucun mal à se lier d’amitié avec nombre d’entre eux. Il va au théâtre presque tous les soirs, souvent en galante compagnie : sa renommée de latin lover circule aussi à Manhattan… Parmi les chanteurs qui se rendaient chez Marafioti pour des traitements occasionnels figurait Enrico Caruso, qui était à l’époque au sommet de la gloire dans le Nouveau Monde, avec une notoriété comparable à celle d’une pop-star moderne (quelques années plus tard, après la mort du ténor, Mariafioti publiera un livre: Caruso’s Method of Voice Production).

Le 24 décembre 1914, il fait un froid glacial. Zirato fait la queue à la billetterie du Met, comme il le faisait souvent, pour acheter une place debout : Manon de Massenet est à l’affiche, Caruso et Farrar chantent, Toscanini dirige… J’aime à penser que Zirato ait attendu Caruso à la sortie pour le féliciter et lui demander un autographe, et que ce fut leur première rencontre. N’oublions pas que Zirato ne passe pas inaperçu, non seulement pour sa stature imposante, mais surtout pour sa communicativité naturelle.

Au début de l’été 1915, peu après l’entrée en guerre de l’Italie, Zirato organise avec des amis du Circolo Italiano de New York un Italian Bazaar, un marché de bienfaisance destiné à collecter des fonds à envoyer en Italie pour les familles des réfugiés de guerre et des soldats morts au combat. Pour animer les ventes, Zirato invite quelques chanteurs, italiens ou italo-américains, à se produire sur le marché, mais aussi ailleurs : des rassemblements musicaux pour collecter des dons, plus tard aussi au Madison Square Garden. Parmi ceux qui répondent, on trouve Rosa Ponselle (née Ponzillo) et Nina Morgana, que nous retrouverons bientôt… Mais Zirato vole haut. Il veut demander un coup de main au plus célèbre des Italiens, Caruso, et il va le voir à l’hôtel Knickerbocker. « D’accord – lui répond le chanteur – je viendrai volontiers, je ferai n’importe quoi, mais je ne chanterai pas… ! ». Le lendemain, Caruso est au marché et dessine des caricatures (son passe-temps favori…) de ceux qui donnent cinq dollars à la caisse du Bazar italien : à la fin, il laisse lui-même un don généreux. Il se laisse ensuite convaincre par Zirato de participer à d’autres initiatives caritatives similaires, également en tant que chanteur, et non plus seulement en tant que caricaturiste.

De toute évidence, l’extraverti calabrais Zirato a su attirer la sympathie du Napolitain Caruso. De temps en temps, il l’invite au restaurant : il lui demande d’écrire des lettres en réponse à des admirateurs, d’envoyer des photos, de faire quelques courses, et en même temps il lui laisse des petits cadeaux, ainsi que – évidemment – des billets de spectacle, et lui permet d’utiliser sa voiture, conduite par son chauffeur personnel. La fréquentation entre les deux hommes se poursuit tout au long de l’été, car la guerre empêche Caruso de retourner en Italie, et au début de la saison théâtrale, Caruso propose à Zirato de consacrer tout le temps libre des cours d’italien à travailler pour lui comme secrétaire personnel, pour trois cents dollars par mois : une belle somme !

En 1919, toujours avec Caruso

Pendant les six années suivantes, Zirato n’est pas seulement secrétaire personnel, mais aussi factotum, conseiller, confident, alter ego, administrateur, manager, compagnon au jeu de cartes, caissier qui distribue les cadeaux donnés par le chanteur munificent, en un mot l’ombre de Caruso, en symbiose. Quelques rares photos les montrent ensemble : à l’hippodrome, à une fête avec des amis et de la famille, au mariage de Caruso (son deuxième, avec Dorothy Benjamin), à une promenade dans Manhattan… Dans un film muet (certes sans grand succès…) que Caruso réalise en 1918, intitulé My Cousin, dans lequel il incarne un célèbre ténor italien à New York, Zirato s’incarne lui-même : on le voit retenir les admirateurs à la sortie du Metropolitan, filtrer les journalistes, les fans et les mendiants, faisant parfois presque office de majordome. Déjà malade, Caruso veut être le témoin de mariage de Zirato lorsque celui-ci épouse (en juin 1921) la soprano Nina Morgana, qu’il a rencontrée au Bazaar Italiano : le ténor offre à Nina une bague en diamant. Bien des années plus tard, dans une interview radiophonique, Zirato raconte de nombreux détails personnels de sa collaboration avec le ténor.

Le temps passe. Nous sommes au printemps 1922. Quelques mois ont passé depuis la mort de Caruso (2 août 1921), Zirato a trente-sept ans et est marié depuis moins d’un an. En octobre, un fils naîtra, baptisé Giovanni Enrico Bruno Zirato: Giovanni comme son grand-père, Enrico comme Caruso. Entre-temps, la carrière artistique de Nina a pris son envol avec régularité, notamment au Met, contribuant ainsi au budget familial. Pendant plusieurs années, les cachets que sa femme reçoit du Met et d’ailleurs, notamment pour des concerts, seront la principale source de revenus du couple. Après la mort de Caruso, et après avoir continué à travailler pour sa veuve Dorothy pendant un certain temps, s’occupant des tâches pratiques et administratives, Zirato doit se débrouiller. Il fait un peu de tout. Il travaille en tant qu’agent artistique pour, entre autres, Lily Pons et Ezio Pinza; en tant que découvreur de talents pour Gaetano Merola, directeur de la San Francisco Opera Company, et pour Ottavio Scotto, directeur du Teatro Colón de Buenos Aires ; il arrive même que le Met demande à Zirato de collaborer dans le même but. Il travaille comme « envoyé » à New York pour l’agent milanais Emilio Ferone, de l’agence Lusardi, à l’époque le longa manus de la Scala; avec l’artiste sud-américain Samuel Emilio Piza, il organise une saison de concerts dans le salon de l’Hôtel Plaza, les Plaza Artistic Mornings. Il écrit aussi, il écrit, il écrit… En plus de L’Araldo Italiano, Zirato écrit pour les périodiques Musical Courier et Musical Digest. Il écrit également une biographie de Caruso, avec l’aide du journaliste Pierre Key, engagé en tant que « rédacteur ». Mais la collaboration est difficile : c’est aussi pour cette raison que le livre n’aura qu’un succès d’estime…

Pendant ses années de travail avec Caruso, Zirato a habilement établi des relations dans le monde de la musique classique. Giulio Gatti-Casazza, le légendaire directeur général du Met, était parmi ses meilleurs amis, prodigue en conseils. Même Arturo Toscanini, qui, dans ces années-là, après avoir quitté le Met en 1915, retournait régulièrement aux États-Unis à partir de 1926 en tant que chef d’orchestre de la New York Philharmonic Society (qui, un peu plus tard, en 1928, fusionnera avec le New York Symphony Orchestra, prenant le nom de New York Philharmonic Orchestra, avec l’acronyme NYPO), faisait partie du réseau de connaissances de Zirato. Tout comme Clarence Mackay, riche “patron” de la Postal Telegraph and Cable Corp, philanthrope et président de la NYPO. Dans une interview radio (on peut l’entendre ici), Zirato parle du moment où Mackay l’a appelé à travailler pour le Philharmonique. Les relations ne sont pas faciles entre Toscanini, qui est caractériel, et le directeur général du NYPO de l’époque, Arthur Judson. Mackay, qui a peut-être confiance dans les compétences de Zirato en tant que “facilitateur”, le veut comme “tampon” entre les deux. Zirato a rapidement assimilé l’essentiel de l’expertise professionnelle de Judson, sa capacité à percevoir le potentiel de changement, ses relations, son contrôle toujours vigilant et rigide de l’administration. Contrairement à Judson, Zirato n’est pas musicien, mais il a l’habitude de toujours garder un œil sur les comptes, un trait apprécié par Mackay (si quelqu’un lui demande quel est son instrument de musique, Zirato répond “la caisse enregistreuse…!”). L’une des premières tâches confiées à Zirato est de travailler à l’organisation d’une difficile tournée européenne de l’NYPO, avec Toscanini, en 1930: un projet que tous les protagonistes ont voulu avec obstination et courage, au lendemain de la grande crise économique de 1929, malgré les difficultés évidentes. Quand l’adjoint de Judson, Edward Ervin, après la tournée, il prend sa retraite, Zirato est appelé à prendre sa place. Comme les nombreuses affaires distraient souvent Judson des activités du NYPO, il est rapidement promu au rôle de “directeur associé”, et quelques années plus tard à celui de “co-directeur”: Zirato est désormais l’ “homme-machine” de l’orchestre, le principal point de référence, toujours disponible pour tous: membres du “conseil”, journaux, public, musiciens, artistes. Il est surtout la cheville ouvrière de toutes les négociations avec les chefs d’orchestre et les artistes invités, avec les instrumentistes de l’orchestre, avec leurs puissants syndicats… Peu à peu, Zirato, bon gré mal gré, rejoint également Judson dans le métier d’agent artistique, représentant des chefs d’orchestre et des solistes…

À la tête du NYPO, Zirato aura des relations avec les plus grands musiciens de l’époque: Szell, De Sabata, Igor Stravinsky (qui l’appelait “Sparafucile”…), Klemperer, Karajan, Munch, Copland, Cantelli, Leinsdorf, Ravel, Boult, Monteux, Ormandy… Et il emmènera l’orchestre vers des sommets importants. Il développera le travail que Judson vient d’entreprendre pour une plus large diffusion des concerts, d’abord à la radio, puis à la télévision, il investira de l’énergie dans la production de disques, dans la multiplication des tournées nationales et internationales. Parmi celles-ci, la toute première tournée du NYPO en Europe continentale après la fin de la Deuxième Guerre mondiale revêt une importance particulière. La tournée est promue en collaboration avec le Département d’État, à l’automne 1955: vingt-sept concerts dirigés par Mitropoulos, Cantelli, Szell, dans quinze villes européennes, dont Berlin et Rome, capitales des pays qui, peu d’années auparavant, étaient ennemis des États-Unis, ainsi que trois autres villes italiennes, Naples, Milan, Perugia. L’initiative de Zirato de demander l’aide de la légendaire Anita Colombo, ancienne secrétaire personnelle de Toscanini et plus tard “pilier” de l’organisation de la Scala, a été déterminante pour le succès de l’organisation de la tournée. En même temps, Zirato affirme une personnalité robuste, avec des échos à l’intérieur et à l’extérieur de l’orchestre. Un épisode significatif est rappelé. De nombreux chanteurs fréquentaient la famille Zirato-Morgana. Les occasions étaient souvent des dîners dans leur appartement du 322 West 72nd Street. La célèbre basse afro-américaine Paul Robeson, connue pour ses idées politiques résolument “libérales” (pendant le maccarthysme, son nom finira sur la “liste noire” et son passeport lui sera retiré…), était occasionnellement invitée en famille. Un jour, lors d’une réunion de collecte de fonds pour le fonds de pension du NYPO, un membre du conseil d’administration dit à Zirato qu’il ne pensait pas qu’il était approprié pour un cadre de l’orchestre d’inviter une “personne de couleur” chez lui. La réponse de Zirato, claire et forte, telle qu’entendue par les personnes présentes, fut: “Tout ce que j’ai besoin de savoir sur Paul Robeson, c’est qu’il a l’une des voix de basse les plus extraordinaires que j’ai jamais entendues !”.

Avec Caruso, toujours

Zirato a facilement gagné la plus grande confiance des directeurs qui ont progressivement pris la relève avec des relations stables à la tête du NYPO, parmi lesquels Bruno Walter, auquel est lié l’un des épisodes les plus importants de la carrière de Zirato. 13 novembre 1943, dans la soirée: Walter (qui n’est plus tout jeune, puisqu’il a maintenant soixante-dix-sept ans…) téléphone à Zirato pour lui dire qu’il est au lit, qu’il a des coliques, qu’il est affaibli et qu’il ne se sent pas capable de diriger le concert du lendemain, dimanche, à trois heures de l’après-midi. La première idée est d’appeler immédiatement Artur Rodzinski, qui avait été nommé quelques mois avant directeur musical du NYPO ; elle s’avère impraticable dans le temps: Rodzisnki, qui venait de partir pour une période de repos dans sa maison dans les montagnes du Massachusetts, est bloqué par une tempête de neige. L’idée d’annuler le concert est immédiatement écartée: il n’y a pas le temps de prévenir le public, ni d’annuler la radiodiffusion en direct. Zirato a une intuition. Il dit à Walter qu’il a l’intention de confier le concert à un jeune chef d’orchestre d’un peu plus de 24 ans: l’année précédente, il avait fait bonne impression en tant qu’assistant de Serge Koussevitzky, qui l’avait fait venir de Boston, et il vient occasionnellement comme assistant à certaines répétitions du NYPO, faisant preuve de talent, d’attention et de fléxibilité. Walter lui repond de faire ce qu’il veut. Quelques minutes plus tard, le téléphone sonne dans le petit appartement du jeune chef d’orchestre, qui passe une soirée insouciante en famille et entre amis, accompagnant au piano la mezzo-soprano Jenny Tourel, avec laquelle il vient de terminer un concert de chambre à l’Hôtel de Ville. La fête est interrompue. Au bout du fil, il y a Zirato, qui lui dit – on peut l’imaginer – sur un ton léger: “Prépare-toi, Bruno Walter ne va pas très bien, Rodzinski est enseveli sous la neige, peut-être que tu dirigeras le concert de demain… Regarde la musique du programme.” Le programme annonce l’ouverture Manfred de Robert Schumann, le Thème, variations et final de Miklos Rosza, Don Quijote de Richard Strauss et le prélude des Meistersinger de Richard Wagner. Le jeune chef d’orchestre, qui ne prend peut-être pas l’appel trop au sérieux, continue de jouer en compagnie amicale, un témoin dira jusqu’à quatre heures du matin… Le lendemain, à neuf heures, à moitié endormi, il répond à un autre appel de Zirato: “Viens ici tout de suite, lui dit-il, Walter ne bougera pas de son lit, Rodzinski n’arrivera jamais à temps, le concert est à toi!”. L’autre balbutie : “Et les répétitions… ?”. Et Zirato: “Pas de répétitions. Cours juste ici. Je t’expliquerai plus tard.”

Le jeune chef d’orchestre saute sur l’occasion avec courage et un brin d’insouciance: il connaissait plus ou moins la musique au programme, et cela suffisait. Juste le temps de prévenir ses parents et quelques amis, de préparer une tenue de concert pour l’après-midi, de rendre une visite rapide à Bruno Walter, qui le reçoit enveloppé dans une couverture, pour quelques vérifications sur certains passages des partitions et sur les tempi, de s’entretenir avec le violon solo de l’orchestre, John Corigliano, et avec les deux solistes de l’exigeante pièce de Strauss, le violoniste Joseph Schuster et l’altiste William Lincer, et c’est déjà l’heure du concert. Alors que le chef d’orchestre attend en coulisse le moment de monter sur le podium, Zirato monte sur le proscenium pour informer le public du changement: il conclut son bref discours en présentant le chef d’orchestre remplaçant et en disant: “Il cherchera à vous divertir!”.

L’affiche du célèbre concert

Le concert débute par l’hymne national Star Spangled Banner, auquel tout le public se joint en chœur (nous sommes en pleine Deuxième Guerre mondiale…), puis se poursuit avec un succès croissant. La chronique note que le concert est salué par des ovations pour le chef d’orchestre, qui reçoit à l’entracte un télégramme de son mentor Koussevitzky: “Je t’écoute à la radio: magnifique!”.

C’est ainsi que commence la carrière du jeune chef d’orchestre, avec l’intuition de Zirato. Il s’appelle Leonard Bernstein, pour ses amis Lenny.

Les trois premiers morceaux de ce concert légendaire nous sont heureusement parvenus. (TROIS LIENS AUDIO –  +  + https://www.youtube.com/watch?v=7bOVpiuT2kk).

Plus tard, lorsque Judson aussi (en raison d’accusations de conflits d’intérêts et de manque d’assiduité dans la gestion de l’ONJP, en raison de l’attention croissante portée à ses nombreuses affaires, et surtout en raison de controverses dans les journaux et de désaccords avec le “conseil”…) se retire définitivement en 1956, Bruno Zirato est officiellement nommé directeur général de l’ONJP, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite de la première ligne, en 1959. Non sans avoir fait approuver par le “board” la nomination de sa “découverte”, Leonard Bernstein, au poste de “directeur musical”, succédant à Dimitri Mitropoulos. Zirato restera néanmoins le “conseiller” et la respectée “éminence grise” de l’orchestre et de Lenny, jusqu’à sa mort le 28 novembre 1972.

Le grand public ne connaît pas son nom, tout comme peu connaissent les noms de ceux qui se trouvent dans les coulisses : impresarios, organisateurs, hommes-clés, qui vivent pourtant loin des projecteurs qui illuminent les succès des grands artistes, acteurs, chanteurs, réalisateurs, chefs d’orchestre.

Valerio Tura
Ancien agent d’artistes, administrateur artistique de La Monnaie, professeur à l’Université de Bologne
Conseiller artistique de Kazushi Ono au New National Theater Tokyo


Notes
1) Ce travail n’aurait pas été possible sans la coopération de la petite-fille de Bruno Zirato, Nina Zirato-Goebert, et des archives historiques du New York Philharmonic Orchestra (NYPO), qui ont généreusement fourni textes, documents, images. Parmi d’autres choses (articles, interviews radiophoniques, rapports journalistiques, documents, lettres…), certaines notes de son fils, Bruno Zirato Jr. (1922 – 2008) ont été particulièrement utiles. Après une brillante carrière à la radio et à la télévision, il avait probablement prévu de développer ces notes en un livre sur la vie de son père, mais il n’a jamais été écrit.

2) Nina Morgana (1891 – 1986), soprano lyrique. Elle a fait ses débuts au Met en 1920, à l’âge de vingt-neuf ans, dans Rigoletto (Gilda) et a chanté régulièrement au Met jusqu’en 1935: sa dernière représentation fut dans La Bohème (Musetta). Son répertoire comprend notamment Sonnambula, Pagliacci, Il barbiere di Siviglia, Carmen (Micaëla), Guillaume Tell (Jemmy), Les Contes d’Hoffmann (Olympia), L’elisir d’amore, entre autres. Parmi les grands chanteurs avec lesquels elle a partagé la scène, outre son ami et supporter Enrico Caruso, figurent Gigli, Lauri-Volpi, Pinza, Martinelli, Pertile, et parmi les chefs d’orchestre Marinuzzi, Toscanini, Reiner et Serafin. En 1966, elle était parmi les invités d’honneur du “Farewell Gala”, la dernière soirée dans l’ancien Met, avant sa démolition et le déménagement de la compagnie dans le nouveau théâtre du Lincoln Center.

3) Arthur Judson (1881 – 1975), figure de proue de la vie musicale new-yorkaise et américaine, ainsi que fondateur de ce qui sera à l’origine de l’empire CBS/Columbia (radio, télévision, disques, agence artistique…), a eu une très longue carrière et une personnalité aux multiples facettes: violoniste (éphémère…), organisateur, producteur, agent artistique, manager de grandes organisations musicales, entrepreneur dans le monde de la musique, innovateur dans la zone frontière entre la musique classique et l’industrie de la radio/du son, voire témoignage pour des campagnes publicitaires… Il a souvent mené de front différentes activités, avec des pratiques que la sensibilité d’aujourd’hui considérerait comme des conflits d’intérêts. Il faut cependant dire que la mentalité américaine de la première moitié du 20e siècle ne voyait pas cela comme une difficulté, et encore moins comme quelque chose à censurer. Et même la législation américaine ne deviendra plus stricte sur le sujet que quelques années après la Deuxième Guerre mondiale. Pendant son mandat, le NYPO a absorbé par “fusion” d’autres orchestres new-yorkais plus ou moins concurrents, devenant en fait le seul orchestre symphonique de la ville capable de tenir tête (et souvent de dépasser) aux autres orchestres américains historiques: celui de Philadelphie (dont Judson était le chef général, pour une première période même en même temps que le NYPO), ceux de Chicago, Cleveland, Cincinnati et Boston.

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