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Camille Delaforge : « J’aime construire des projets sur des années. »

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Interview
30 octobre 2024
La jeune cheffe fait renaître avec son ensemble Il Caravaggio un opéra sacré du jeune Mozart à Versailles ce 16 novembre.

Infos sur l’œuvre

Détails

Camille Delaforge a créé il y a six ans l’ensemble baroque Il Caravaggio. Elle dirigera le 16 novembre prochain à la chapelle royale de Versailles Le Devoir du premier commandement (Die Schuldigkeit des ersten Gebots) de Mozart. La veille sortira en CD l’enregistrement de ce même opéra chez CVS.

Comment en êtes-vous arrivée à la musique ancienne ?

Elle est venue assez tard dans ma vie. Mon premier coup de cœur a été la danse : je suis passée par toutes les sections à horaires aménagés et j’ai continué pendant vingt ans, jusqu’à intégrer des compagnies et à danser des ballets. Mais quand on est danseur, on fait parallèlement un peu de musique dans des conservatoires et c’est ainsi que j’ai fait du piano. Je voulais faire du clavecin ou de la viole de gambe, mais c’était encore une époque où on n’avait pas le droit de commencer par ce genre d’instruments. Je rêvais d’aller dans la classe de clavecin de Blandine Verlet, que je trouvais d’une poésie incroyable.

Mais pourquoi cet intérêt pour les instruments baroques ?

J’étais passionnée par l’histoire (je voulais être archéologue) et puis c’était la période des films d’époque sur la musique comme Tous les matins du monde ou Amadeus. Ça peut sembler idiot, mais ils ont marqué la culture populaire et je pense que tous ceux qui font de la musique baroque aujourd’hui ont ces références-là. Comme pianiste, j’ai surtout exploré le Lied et la mélodie, c’est-à-dire le clavier dans une fonction d’accompagnement ou de dialogue avec un autre artiste et avec une grande attention au texte. J’ai eu la chance de travailler avec un pianiste extraordinaire, David Selig, qui était le pianiste de Udo Reinemann, un grand spécialiste du Lied. C’est à 17 ans que j’ai été enfin autorisée à rentrer dans une classe de clavecin. Tout s’est ensuite emballé. La basse continue m’a donné mes premiers grands chocs et j’ai suivi le parcours classique des études musicales, tout en gardant cette passion pour le chant. Je me suis vite intéressée au métier de chef de chant et j’ai travaillé dans des orchestres, à l’occasion de tournées avec des chanteurs comme Nathalie Stutzmann ou Philippe Jaroussky. C’est une excellente école pour apprendre ce qui fonctionne avec les chanteurs, ce qui les met à l’aise.

Comment est venue l’idée de fonder votre ensemble ?

J’ai toujours eu envie de dire quelque chose avec mon propre projet, de faire quelque chose qui rassemblerait tout ce que j’avais découvert dans mes études, pour avoir une vision large de l’art – comme l’indique le nom de l’ensemble, Il Caravaggio. Je n’ai jamais été uniquement obnubilée par mon instrument, je ne taille pas des becs de clavecin pendant mes week-ends ! Ces envies se sont tissées peu à peu et indirectement, au fil des projets, avant de faire naître l’ensemble. La difficulté était la rareté des modèles féminins sur cette voie. Le monde fonctionne par révolutions : on tourne en rond, on revient à certains points de départ pour les explorer et les réaffirmer, il n’y a qu’à regarder dans la mode. Dans les champs où il n’y a pas de modèles, c’est très difficile de s’imaginer être le créateur. Bien sûr pour les ensembles baroques il y avait certaines figures comme Emmanuelle Haïm ou Nathalie Stutzmann, mais ce n’était pas évident. C’est pour cela que l’envie est venue au fur et mesure, grâce à des rencontres. Dans la baroque, comme dans tous les répertoires en réalité, il y a encore beaucoup d’œuvres à découvrir et les ensembles indépendants ont la liberté d’exhumer de nouvelles partitions. On découvre une œuvre, et tout de suite on a quelque chose à dire ; ça a été le cas pour Les Génies de Mademoiselle Duval.

Les Génies est le premier opéra enregistré par votre ensemble et c’est l’œuvre d’une compositrice oubliée, dont on ignore jusqu’au prénom, Mademoiselle Duval. Votre deuxième opéra au CD est certes dû à Mozart, mais il s’agit d’une œuvre de jeunesse peu connue, Le Devoir du premier commandement. Comment travaille-t-on sur de telles raretés ?

Travailler sur des œuvres oubliées ou peu écoutées n’est pas forcément plus difficile, mais cela demande beaucoup de travail – un travail différent mais très enthousiasmant car, quand on ouvre la porte d’un opéra qui est peu fait, il peut se passer plein de choses. Concernant Les Génies, le projet naît d’une rencontre avec un chercheur en musicologie, Benoît Dratwicki, qui a un carton de partitions jamais jouées et qui m’a proposé de regarder dedans. Quand on ouvre la partition, on a une première vue d’ensemble, puis commence le travail de recherche dans le détail. Il faut chercher des parties manquantes, plonger dans l’époque pour comprendre ce qui se passait, essayer de savoir quels étaient les sons qu’on obtenait. C’est un travail énorme : on a mis deux ans pour obtenir suffisamment d’informations sur l’œuvre de Mademoiselle Duval.

Mais Mozart, quant à lui, n’est pas un inconnu…

Non, mais on a encore tellement de choses à jouer de lui ! Bien sûr, c’est fabuleux de jouer ses chefs-d’œuvre, mais je trouve tout aussi génial de voir ce qu’étaient ses débuts, comment son style s’est formé et ce que la fin de sa carrière doit à ses premières expériences de compositeur. Quand on voit une œuvre comme Le Devoir du premier commandement, on comprend tellement de choses sur la suite de sa carrière. Dans cet opéra, le livret est à la fois difficile à comprendre et parfois très premier degré. C’est un opéra sacré, donc la thématique est très rigoureuse mais il y a des affaires de méprise d’identité, de déguisement, il y a tellement de choses drôles et qui sont traitées par un enfant. Tous les airs sont rapides, il y a une forme de joie débordante, une créativité incontrôlée, avec des motifs toutes les trois mesures : il a onze ans ! Explorer tout ça est très enrichissant, surtout en tant que jeune cheffe. C’est commencer par le commencement, trouver les outils pour comprendre le développement du compositeur ensuite. Et puis il s’agit d’une œuvre charnière. On retrouve dans la partition des notes de Leopold, le père de Mozart, avec des propositions d’ornement. On peut alors faire des liens avec l’écriture baroque, on comprend que tout ça est une ligne continue.

Qu’est-ce qu’on trouve déjà du style mozartien dans cet opéra précoce ?

On peut observer la cassure entre une période baroque où on cisaille plus selon les mots, l’humeur, l’expression et un Mozart qui approche des grandes lignes du bel canto. Surtout, on retrouve de manière frappante sa façon de traiter la ligne vocale et d’amener les caractères avec des couleurs marquées. Dans certaines plaintes on croit déjà entendre Pamina. Le Weltgeist (l’Esprit du monde, qui tient le rôle du mauvais génie dans l’histoire) a les vocalises de la Reine de la Nuit. Le penchant comique de certaines scènes de déguisement et d’écoute en cachette semble annoncer Cherubino et Susanna. En comparant ainsi ses œuvres plus tardives avec les œuvres de jeunesse, on peut éclairer différemment certains éléments de son écriture : que la mystérieuse Reine de la Nuit ait une vocalité commune avec un Esprit du monde responsable de l’égarement de l’homme dans les plaisirs terrestres n’est pas anodin. On comprend aussi ce qui reste dans ses personnages plus tardifs du classement des voix par emplois dans l’opéra baroque : la mezzo à baguette, toujours en colère, chante par grands intervalles là où la jeune princesse chante dans les aigus, avec une écriture plus liée. Cette façon qu’a le caractère de prédéterminer une vocalité et une écriture est une des lignes de continuité qui existent entre le baroque et le classique, à travers Mozart.

Oratorio, opéra, opéra sacré, on hésite sur le terme à employer pour désigner cette œuvre au sujet religieux mais à l’écriture très enlevée, parfois espiègle. Quelle place demeure pour le sacré d’après vous ?  

« Oratorio » serait un peu trompeur, ça n’a rien à voir avec Le Messie. Il y a quelque chose de tellement joyeux, une exultation beaucoup plus proche de l’écriture de l’opéra. Entre une Passion et le Schuldigkeit il y a tout un monde ! Mais il s’agit tout de même d’une œuvre sacrée. C’est pour cela que j’ai opté pour l’expression « opéra sacré ». La religion reste centrale, même dans la musique : Christ a par exemple un air très important, situé exactement au milieu de l’œuvre, avec un trombone, où on entend déjà le tuba mirum du Requiem. Il s’agit d’une commande du prince-archevêque de Salzbourg pour les célébrations de Pâques de 1767, donc Mozart ne peut pas faire autrement que de laisser une grande place au sacré. On ne peut pas ignorer cette envergure, c’est aussi pourquoi on a choisi d’enregistrer le CD dans la chapelle royale de Versailles et non dans un opéra. J’ai considéré qu’il était encore plus beau de remettre dans son contexte cette œuvre à l’écriture très accessible, afin de montrer comment le jeune Mozart traite avec son énergie d’enfant un sujet résolument sacré. On retrouvera ce cadre versaillais sublime pour le concert du 16 novembre, avec une équipe artistique légèrement différente. Et puis on jouera lors du concert un air qu’on a dû couper, à mon grand regret, dans le CD !

En plus de vos recherches sur la musique baroque, vous êtes engagée avec votre ensemble dans de nombreuses actions de médiation. Quelle importance cela a-t-il pour vous ? Et quelle influence ces activités peuvent-elles avoir sur votre vie de cheffe ?

Nous avons été pendant trois ans en résidence au Festival baroque de Pontoise, qui met en place des opérations de médiation avec l’objectif de faire se rencontrer des artistes et des publics. Chaque année, nous avons fait une cinquantaine de médiations dans des écoles primaires, des collèges, des prisons, des EHPAD, dans des espaces ruraux : dans le Vexin on a pu jouer dans une école pleine à craquer ! À la fin d’un de ces projets, un collégien m’a dit que ce qu’on avait fait lui avait apporté de la liberté. Et c’est pour moi le cœur de la médiation : il ne s’agit pas de se dire que ces collégiens vont finir par aller au festival de Pontoise et adorer la baroque, mais ils peuvent conscientiser un besoin de culture, apprendre à avoir un regard pertinent sur ce qu’est la culture par rapport à un objet commercial par exemple, parce que l’un lui apportera de la liberté, l’autre de l’enfermement. Si quelques-uns après ça ont envie de venir à mon concert, c’est tant mieux, mais ce n’est pas mon premier objectif. Ce que je veux, c’est que la culture ait un sens pour eux et c’est à nous, les artistes, de leur montrer ça. Ce n’est pas toujours facile de jouer sur les deux tableaux, entre la vie de cheffe et la médiation, mais c’est essentiel et c’est un moyen de rester les pieds sur terre. On joue dans des opéras et des salles magnifiques, et c’est une grande chance, mais il est nécessaire de ne pas y passer tout son temps. J’aime beaucoup faire un atelier à Pantin avant de conduire jusqu’à Royaumont pour y assurer un concert, car les deux sont fascinants. Dès mes études au CNSM j’ai voulu voyager, sortir de ma zone de confort ; j’ai organisé un voyage au fin fond de l’Equateur, pour travailler avec un groupe d’enfants qui avaient des instruments à cordes et qui adoraient Vivaldi. C’est pour moi une dimension essentielle du rôle des artistes.

Un autre volet de votre engagement est la récente création du Studio Caravaggio. Pouvez-vous nous présenter cette structure ?

L’idée est née d’un constat : beaucoup de jeunes artistes sortent de leurs études avec des premières expériences mais ont beaucoup de mal à construire les débuts de leurs carrières. Un grand nombre d’entre eux m’appelaient pour avoir des conseils, donc je me suis dit, autant faire quelque chose. Le Studio Caravaggio est un projet sur deux ans, avec huit chanteurs sélectionnés. La première année est une année de formation, avec beaucoup de coachings sur des aspects très variés du métier (y compris sur la médiation !). La deuxième année, ils sont engagés dans l’ensemble pour des projets et peuvent ainsi accéder à l’intermittence. La première promotion va chanter dans notre tournée du Carnaval de Venise de Campra cette saison. Le recrutement se fera tous les deux ans, avec une nouvelle formule à chaque fois. L’enjeu est aussi pour moi de décloisonner le baroque et d’autonomiser les chanteurs : ce n’est pas un champ réservé aux spécialistes, les chanteurs peuvent avoir plusieurs répertoires.

En plus de la médiation et de l’aide à l’insertion des jeunes chanteurs, vous vous consacrez beaucoup à la question des femmes en musique, que ce soit à l’époque baroque (en œuvrant à la découverte de compositrices oubliées) ou de nos jours. Quel est votre sentiment sur cette question, sur la nécessité d’en parler ?

Les deux naissent pour moi de la même recherche : la place des femmes dans la musique est une question intemporelle. Mlle Duval pour Les Génies tient déjà le clavecin dans la fosse en 1736. Mais il y a un besoin actuel de créer des modèles, or il y a très peu de cheffes femmes à la tête d’ensembles indépendants, et donc peu de choix d’identification. Il y a un grand travail à faire. Ça peut paraître dommage que ce soit un biais de communication, mais il est nécessaire parce qu’on n’est pas encore arrivé. Il faut désacraliser cette question-là, l’aborder avec intelligence et acceptation : faire renaître du répertoire est un axe majeur de la musique baroque aujourd’hui et le fait que cela se porte en partie sur des œuvres de femmes n’a rien pour étonner. Les Génies c’est tout aussi inédit que le Schuldigkeit, donc ce n’est pas qu’une histoire de genre. Il faut explorer, proposer, écouter sans mettre de côté. Il y a des compositrices extraordinaires à découvrir, et qui font sens dans l’histoire ; ce n’est pas qu’une histoire d’opération de communication.

Qu’aimeriez-vous diriger à l’avenir ? Peut-être d’autres Mozart, de la musique plus tardive ?

Je fonctionne très patiemment, j’aime construire des projets sur des années. De même dans mes envies et choix de répertoire, j’aime progresser pas à pas. J’ai fait le 19 octobre mon premier Rameau, et j’ai choisi Pygmalion, une œuvre phare, mais pas tout de suite Castor et Pollux. Bien sûr je peux diriger Castor et Pollux mais je trouve plus cohérent de ne pas commencer par là. Plus tard, j’adorerais faire Don Giovanni, les Mozart tardifs, c’est vraiment quelque chose qui me fascine. Et pourquoi pas du répertoire plus moderne, plus romantique, mais il faut prendre du temps pour se construire les outils propres à chaque répertoire. Qui va lentement va sûrement ! Donc pour l’instant, Don Giovanni, oui, Freischütz, non !

Prendre son temps est un luxe rare aujourd’hui…

Le paradoxe de la vie de chef d’un ensemble indépendant, c’est qu’il y a ce flot de recherche très lent et en même temps tout est immédiat, on voyage, on joue partout, on est sur les réseaux sociaux et on signe en quelques secondes un contrat par mail. Tout se déploie comme ça et c’est ce qui est fascinant quand on est maître de son projet ! L’un ne va pas sans l’autre, il faut les faire coïncider pour pouvoir faire entendre ce qu’on a envie de raconter.

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