Dire que l’on peut encore de nos jours mettre la main sur des trésors qu’on croyait définitivement perdus, comme Le Destin du Nouveau Siècle d’André Campra ! Les musicologues savaient que le compositeur français avait écrit douze intermèdes musicaux pour les élèves du collège jésuite de Louis-le-Grand, mais toutes les partitions de ces œuvres étaient portées disparues. Or, en 2015, un manuscrit refait surface à la médiathèque de Saint-Denis : il est signé André Campra et c’est l’une de ces œuvres qu’on croyait ne plus jamais pouvoir entendre.
À l’instar de David et Jonathas de Charpentier, l’une des œuvres les plus célèbres de ce corpus de partitions commandées par le Collège Louis-le-Grand, Le Destin du Nouveau Siècle fut donné au milieu de Maxime martyr, une tragédie en latin d’une grande ampleur. À Louis-le-Grand, les étudiants recevaient un enseignement complet et les pères jésuites considéraient que la déclamation et la danse étaient des disciplines essentielles dans la formation des élites du royaume de France, parce qu’un bon chef doit être bon orateur et maîtriser l’habileté et la force de son corps. Ces spectacles théâtraux et musicaux permettaient donc aux élèves du collège de mettre en pratique les enseignements reçus, en plus de revêtir une dimension édifiante.
Le Destin du Nouveau Siècle, écrit et joué en 1700, met en scène une querelle entre des partisans de la guerre et de la paix, entourés de divinités et de figures allégoriques. Saturne, le dieux du Temps, demande d’abord aux Parques de régler le destin des hommes à l’aube du siècle qui s’annonce. Le siècle sera-t-il guerrier ou pacifique ? Organisé selon une logique dialectique, passant d’un épisode qui permet à Mars et ses acolytes de faire l’éloge de la guerre, à un autre où s’expriment la Paix et sa suite, le récit s’achève sur le retour de Saturne qui demande à Pallas, la déesse de la sagesse, de proposer aux Parques une synthèse des deux plaidoyers contraires : « Un peu de guerre, au lieu de nuire, relève un courage abattu. Un peu de paix fait qu’on respire après que l’on a combattu. Une trop longue guerre affaibli un Empire, une trop longue paix fait languir la vertu ».
À partir du livret du père Jean-Antoine du Cerceau qui résonne étrangement à nos oreilles contemporaines (il n’est absolument plus acceptable au XXIe siècle que la guerre puisse faire l’objet d’une louange…), Campra élabore une partition musicale vraiment extraordinaire. Si le livret met en scène des personnages qui s’interrogent sur la conduite morale et pratique à donner au siècle qui s’ouvre, on ne peut s’empêcher de se dire que l’invention musicale du compositeur inaugure et projette les évolutions musicales qui auront cours au XVIIIe siècle. La grande complexité des contrechants et des contrepoints dans l’écriture chorale ou orchestrale, l’emploi d’harmonies audacieuses ou l’invention mélodique dans les parties dansées font penser à ce que feront plus tard dans le siècle Boismortier ou Rameau.
La copie trouvée à Saint-Denis étant datée de 1740, alors que l’œuvre a été composée en 1700, on peut s’interroger sur la possibilité que des modifications aient pu être opérées lors d’une recréation postérieure de l’œuvre, dont la copie de Saint-Denis serait le témoignage. Mais quoi qu’il en soit, Le Destin du Nouveau Siècle tel qu’il nous a été légué n’est pas qu’un document témoignant de l’activité musicale du Collège Louis-le-Grand, c’est l’une des œuvres lyriques les plus éblouissantes de cette époque : chaque danse possède sa saveur particulière, chaque récitatif est merveilleusement ciselé, et les mélodies, toutes marquantes, sont colorées tantôt par tel trait de bassons, tantôt par telle coulée de flûte.
Patrick Bismuth, qui est à l’initiative de la recréation de l’œuvre avec Hélène Houzel, la violon solo de son ensemble La Tempesta, dirige cette partition avec un enthousiasme débordant. L’effectif orchestral est plus réduit que lors des séances d’enregistrement faites en lieu et place du concert qui aurait dû se tenir la saison dernière à l’Opéra Royal, sûrement parce que la Grande Salle des Croisades, où le concert a été reprogrammé, a des dimensions plus modestes. Les cordes doivent faire face à quelques problèmes d’intonation, défauts inévitables lorsqu’on joue de ces instruments dans une salle à la température élevée et, comme cela se faisait à l’époque, qu’on ne fait pas vibrer les notes. Mais le continuo et les vents, dynamiques et colorés, sont d’une saveur remarquable, autant dans les danses d’allure martiale que dans les passages à l’atmosphère plus champêtre.
Les quelques solistes réunis pour le concert n’incarnaient que de petits rôles et partageaient en réalité l’affiche avec des Chantres du Centre de musique baroque de Versailles. À deux par partie dans les ensemble, ou seul dans certains passages pour incarner des partisans de la guerre ou de la paix, tous impressionnent par leur présence et le soin qu’il apportent à l’exécution de cette partition pleine de trouvailles et d’attraits.
Aucun surtitre ne venait doubler les paroles des chanteurs et il est vrai que certains étaient plus compréhensibles que d’autres. Claire Lefilliâtre, qui possède pourtant un timbre très caractérisé et qui fait montre d’une grande musicalité, était celle qui livrait le texte avec le moins de netteté. Elle aborde cependant avec une belle aisance et beaucoup d’autorité les difficultés techniques de l’air virtuose « Volez, jeunes guerriers ». Florie Valiquette est dotée d’une technique vocale qui peut sembler éloignée de celle que l’on se fait du chant du XVIIe siècle français : le son est assez rond et vibré, ce qui rend là encore le texte parfois peu compréhensible, quand ce répertoire pourrait nécessiter plus de franchise et de clarté. Le timbre est cependant superbe et le charme et la fraîcheur qui irriguent ses apparitions font mouche.
Marc Mauillon excelle dans le rôle de l’autoritaire Saturne et celui du belliqueux Mars, grâce à une projection affirmée et, pour sa part, un goût des mots qui met en relief le discours des personnages qu’il incarne. On ne cessera jamais d’admirer la singularité et la complétude d’un tel artiste. En Génie de la terre, Mathias Vidal déploie toutes les ressources de son art des nuances et de la conduite des phrasés. Plus à l’aise dans le registre aigu que dans le bas médium de sa tessiture, il accorde sa juste place à chaque note et chaque mot. Intervenant pour sa part dans les récitatifs de Vulcain et d’un guerrier de la suite de Pallas, Thomas Van Essen sait pallier le léger manque de densité de sa voix de basse par une présence déclamatoire certaine.
Si vous n’avez pas pu assistez au concert, jetez au moins une oreille à l’enregistrement réunissant les mêmes artistes publié par le label Château de Versailles Spectacles : ce n’est pas souvent qu’on peut découvrir un tel trésor oublié, d’une séduction folle, et de surcroît si bien interprété !