La salle de l’Opéra royal de Versailles est bondée, le public est en délire. Pourquoi ? Parce qu’on donne Carmen, pourtant pas si rare en ces lieux : en octobre 2012, on y donnait plusieurs représentations de la production venue de Rouen, avec Vivica Genaux dans le rôle-titre. En ce 19 décembre, la seule star à l’affiche ne chante pas, puisque c’est le chef (encore que l’on entende parfois sa voix lorsqu’un grognement préalable est censé communiquer son énergie à l’orchestre). Quand Jean-Christophe Spinosi s’attaque à Carmen, on peut se douter qu’il ne fera pas les choses comme n’importe qui. Pour un baroqueux, et donc soucieux de retour aux partitions originales, la version avec dialogues parlés s’imposait. Sauf que, lorsqu’on choisit des chanteurs non francophones, que fait-on desdits dialogues ? On embauche un(e) récitant(e). On ne l’aurait pas deviné, mais Tatiana Spivakova est francophone. Déclame-t-elle les dialogues de Meilhac et Halévy ? Non, ce serait trop simple. Jean-Christophe Spinosi en personne a conçu un discours qui emprunte à la fois aux didascalies et aux dialogues, mais où « Andalouse » rime avec « gagner du flouze »… Et bien sûr, ce monologue de la narratrice intervient dans les pauses, et les musiques destinées à être interprétées en mélodrame se retrouvent mises à nu. Quant au côté semi-scénique de ce concert, s’il est agréable d’entendre des chanteurs libérés de tout pupitre, on se demande ce qu’on gagne, dans « Les tringles des sistres tintaient », à voir Carmen finir son pas de danse dans les bras du chef…
Du reste, ce n’est pas le seul sujet d’étonnement. La direction de Spinosi surprend, à moins qu’au contraire elle n’ait rien de surprenant, connaissant le personnage : l’ouverture est prise à toute allure, comme pour en renforcer le clinquant, et les tempos retenus oscillent entre le très (trop) rapide et le très lent. La disposition de concert, avec solistes tournant quasiment le dos au chef, s’avérera fatale pour la page la plus délicate de la partition, et l’on rage d’assister au naufrage du quintette des contrebandiers, où les chanteurs sont presque constamment en sérieux décalage avec l’orchestre. Ce passage, qui nécessite une élocution particulièrement déliée, présente aussi des difficultés redoutables pour des artistes ne maîtrisant qu’en partie le français.
Sur ce plan-là aussi, Jean-Christophe Spinosi a fait un pari inattendu, surtout pour une tournée de cinq concerts dont trois en France : engager sur audition de jeunes chanteurs aux moyens vocaux importants, mais dont certains n’avaient encore jamais vraiment interprété de rôle en français. Le résultat s’avère bien plus satisfaisant qu’on ne pouvait le craindre, mais des progrès sont encore possibles, surtout pour nos impitoyables e muets. Ekaterina Bakanova prête à Micaëla une voix superbe, avec une admirable science des nuances, mais elle est sans doute la moins intelligible de toute la distribution. Kostas Smoriginas est un Escamillo puissant, mais comment le chef a-t-il pu lui autoriser une telle vulgarité d’accents, avec un recours au parlando tout à fait déplacé ? Migran Agadzhanian possède lui aussi des moyens extrêmement solides ; dans l’air de la Fleur, la fameuse phrase « Et j’étais une chose à toi » est intégralement prise en falsetto pour lui permettre de respecter la nuance pianissimo. Son français est correct bien que souvent nasal, mais on déplore une tendance au vérisme qui se manifeste dès le premier acte. Avec Dara Savinova, enfin, on découvre une nouvelle Carmen blonde venue de l’est, dans la lignée d’une Elina Garanča, à cela près que la jeune soprano estonienne se montre infiniment plus scrupuleuse que son illustre consœur en matière de diction. Le timbre est parfaitement adapté au personnage, que l’expérience l’aidera à s’approprier plus en profondeur. Sans doute sur la suggestion du chef, elle s’autorise même quelques ornements inattendus quand revient le couplet de la Habanera.
Parmi les petits rôles, on trouve les deux seuls francophones de l’équipe, notamment Emilie Rose Bry, dont la prononciation pourrait être plus soignée (faute de R plus nets, le mot « pierreries » n’est que bouillie). Le chœur aussi chante dans sa langue, et cela s’entend immédiatement ; on entend aussi qu’Unikanti se compose de tout jeunes chanteurs aux voix claires, mais, à qui fait encore un peu défaut ce que des professionnels plus âgés sauraient mettre de caressant dans le chœur des cigarières ou de mordant dans « La Manuelita disait… ».