Leonardo Vinci est décidément un compositeur étonnant. On pourrait se contenter d’en faire le chaînon manquant entre Scarlatti père et Pergolesi, ou mieux le père de l’opéra seria de style napolitain, mais la résurrection récente de trois de ses opéras seria nous fait découvrir un compositeur bien plus mouvant que l’histoire de la musique a voulu le montrer. Entre Partenope (Venise 1725), l’Artaserse (Rome 1730) et ce Catone in Utica (Rome 1728), on s’émerveille tantôt devant la prestance des personnages, l’inspiration mélodique des airs, la violence de certains récitatifs accompagnés ou la virtuosité de l’orchestration tant sur le champ de bataille que dans l’âme troublée des héros. Mais entre ces trois opéras, on peine à trouver les traces d’une même paternité. La capacité d’innovation de Vinci en est une des raisons ; le style très différent des trois chefs d’orchestre artisans de ces redécouvertes en est une autre. Au dense tissu orchestral d’un Antonio Florio, à la magie synthétique d’un Diego Fasolis, s’opposent maintenant les emportements de Riccardo Minasi.
L’approche de ce dernier nous semble la moins convaincante. Nous lui connaissions la fougue qui vivifie les récitatifs, fouette les airs et fait sortir ce répertoire des ornières galantes et chichiteuses où il pourrait s’égarer. Mais nous pouvions lui reprocher ses difficultés à soutenir la tension le long d’œuvres aux péripéties plus psychologiques que dramatiques, comme le Tamerlano de Handel par exemple. Dans l’opéra napolitain, cet écueil semblait hors de propos. Or Vinci émaille sa partition de nombreux airs de demi-caractères dont le raffinement orchestral est le miroir de la richesse psychologique des personnages, s’éloignant ainsi déjà du stéréotype de l’opéra napolitain auquel il est associé. Alors qu’au disque, même s’il manquait déjà de pudeur, Minasi respectait bien l’équilibre délicat de ces airs sans nuire à leur vivacité, sur scène tous les pupitres semblent jouer au même niveau. Tout semble aplati, privé de profondeur, comme si Minasi, manquant de confiance dans cette musique, éprouvait le besoin de tout surligner. Dans la lignée de Fabio Biondi, les violons deviennent omniprésents, et comme la basse continue est ici réduite au seul clavecin, le tapis harmonique s’en trouve totalement déséquilibré. Tout, sauf les morceaux les plus naturellement dansants, semble bousculé, surexposé et, paradoxalement, plus longs qu’au disque. Au fur et à mesure de l’action, les musiciens sont semblables aux Danaïdes : toujours plus fort, plus vite, plus abrupte et bruyant, à vouloir sans arrêt se déchainer la machine tourne à vide et s’épuise, d’autant que cette violence se fait au détriment de la qualité des couleurs et de la cohésion de l’ensemble. On voudrait des lutteurs, on a des bagarreurs.
Cette tendance à privilégier la puissance du son sur sa qualité harmonique se répand hélas parmi les chanteurs. Pour être fidèle à la création romaine assurée uniquement par des hommes, on a encore fait appel ici à des contre-ténors sopranos pour les rôles féminins (Marzia, Emilia). Or leur technique actuelle nous semble impropre à rendre la magnificence et la richesse des timbres de castrats. Qu’on écoute Vince Yi : ses points d’orgues sont tenus avec une puissance impressionnante mais n’en sont pas moins blancs et assez désagréables à entendre, là où un soprano féminin aurait eu plus de moelleux et de couleurs à proposer. Son « Un certo non so che » manque d’hésitation, son « Per te spero » trébuche dans sa gradation déjà bousculée par un orchestre fruste et imprécis. Qu’on écoute Ray Chenez : acteur très investi à la voix aérienne et diaphane comme celle de Valer Sabadus qu’il remplaçait : sonore et délicate mais pâle, monochrome. La concentration de la voix de tête sur un registre aigu impose une insistance, un forçage vocal qui sature la ligne musicale, comme si on regardait une toile de maître exposée sous un projecteur trop puissant, les clairs-obscurs disparaissent, tout devient frontal au détriment de la variété expressive avec, pour Ray Chenez, le risque de frôler le numéro de drag queen dans « Confusa, smarrita ». Restent des récitatifs très vivants, ce qui est loin d’être accessoire quand on voit ici l’originalité des rapports entre Marzia et Emilia, rapports que les versions d’autres compositeurs comme Vivaldi banaliseront complètement.
La même difficulté à nuancer et « dépréssuriser » sa voix caractérise le Caton de Juan Sancho. Comme dans le Siroe de Hasse, cette voix très phonogénique révèle en scène une forte focalisation mais une résonnance assez limitée, et surtout une absence de gradation expressive qui le confine dans une fureur sans retenue, transformant vite Caton en vieux grincheux. Malgré sa vocalisation aisée et sa belle prononciation, son chant trop percussif lasse assez vite. Quant à Martin Mitterrutzner, il réussit un très beau et viril « Nacesti alle pene » mais sa vaillance accuse trop de raideur et manque d’ampleur sur ses autres airs (dans « La fronda che circonde» notamment).
Côté castrats masculins (Cesare et Arbace), la technique de Franco Fagioli est toujours aussi époustouflante, mais Cesare a été écrit pour Carestini, aussi célèbre pour ses acrobaties vocales que sa capacité à émouvoir. Or ici il nous semble plutôt entendre l’éclatant et narcissique Caffarelli, tant il lutte face à un orchestre trop bruyant lui interdisant tout abandon virtuose (oxymore qui faisait tout le miracle de son « Vo solcando » dans Artaserse). Heureusement Minasi lui laisse finalement la place de faire autre chose qu’épater la galerie le temps de « Quell amor che poco accende » où l’on retrouve avec émotion le plus grand contre-ténor actuel : délicat, tendre et virtuose sur une large tessiture. Mais celui dont le chant apparait le plus intelligente reste Max-Emmanuel Cencic, nimbant ses airs d’une voix agile qui dissimule parfaitement les artifices pour laisser s’épanouir l’émotion au rythme d’intentions précises et justes. Il faut dire que Vinci a gaté son Arbace des plus beaux airs de la partition : « E in ogni core » mutin, « Che sia la gelosia » philosophe et « Combattuta da tente vicende » torrentiel et tressautant, quasi- vivaldien.
La mise-en-scène de Jakob Peters-Messer peine à sortir de l’illustratif anecdotique. Les projections de paysages en ruine de Piranesi sont d’une élégance esthétique certaine, mais on a du mal à voir l’intérêt de ces squelettes d’animaux ou des figurants déguisés tantôt en doubles des personnages (Arbace est un perroquet, ben oui c’est un numide…), coiffés d’un navire ou alors d’un ravioli (la coupe de cheveux des suivantes barbues de Marzia). Le manque de moyens financiers a sans doute également limité la qualité des costumes mais dans l’ensemble, et au-delà de toute critique, on ne peut qu’être reconnaissant à tous ces artistes d’avoir le courage et l’énergie de monter ces opéras oubliés, et l’on peste que si peu de directeurs d’opéra aient l’audace de les soutenir. En ce soir de semaine, la salle de l’opéra de Versailles était pleine alors que la durée du spectacle – 4 heures – interdisait tout espoir d’attraper le dernier RER pour Paris…