L’enfance est au cœur de deux cycles de musique de chambre composés par Tchaikovsky entre 1878 et 1883 : L’Album des Enfants, op. 39, un ensemble de pièces qui doivent servir à l’apprentissage du piano et ces 16 Chansons pour enfants op. 54 qui, certes, s’adressent à un jeune auditoire, mais exigent des chanteurs professionnels. Néanmoins, dans sa préface, Tchaikovsky indique que certaines chansons, les 5e et 8e par exemple, peuvent aussi être interprétées par un chœur d’enfants à l’unisson. Il n’en fallait pas davantage pour convaincre Vladimir Begletsov d’enregistrer l’intégralité du recueil avec ses garçons du Collège Glinka et le pianiste Alexey Goribol, une approche inédite pour ce répertoire qui reste peu fréquenté.
La plupart des mélodies sont écrites par Tchaikovsky en deux semaines, entre la fin octobre et le début du mois de novembre 1883, au rythme d’une par jour et dans une fièvre créatrice dont témoigne sa correspondance, mais le cycle possède, en réalité, une triple genèse. Deux ans plus tôt, un mensuel pour enfants, auquel collabore la fine fleur des lettres mais aussi de la peinture russe, lui commande une chanson : Ma Lizochek sera ainsi publiée dans le n°1 de 1881. En février de la même année, Alexey Pleshcheyev, dont Tchaikovsky avait déjà mis en musique deux textes (op.6 n°2 (1869), op.16 n°41(1872-3)), lui dédie un recueil d’une vingtaine de poésies (Le perce-neige), pour la plupart des traductions d’œuvres occidentales – Une légende reprend celle narrée par l’écrivain américain Richard Henry Stoddard dans Roses and Thorns où des enfants juifs dévastent le jardin de roses sur lequel veille l’Enfant Jésus et lui tissent une couronne d’épines. Tchaikovsky sélectionne quatorze poèmes et décide d’y joindre Ma Lizochek ainsi que L’hirondelle, sur des vers du poète polonais Teofil Lenartowicz traduits par Ivan Surikov qui lui avaient déjà inspiré une mélodie en 1876.
Evoluant dans différentes tessitures, les chansons sont rarement rarement données dans leur totalité et le cycle n’est guère enregistré – dans son intégrale des romances de Tchaikovsky, Melodiya reprenait la gravure réalisée par Gennady Pishchayev en 1978. En revanche, certaines pages ont très vite remporté un vif succès tant en Russie qu’en Occident, à commencer par Une légende que Tchaikovsky orchestra et transposa un demi-ton plus haut en 1884 à la demande d’un ténor du Bolchoï (Dmitry Usatov) auquel succéderont, au vingtième siècle, aussi bien Nicolai Gedda que Peter Pears. Le compositeur l’adaptera ensuite pour chœur mixte a cappella (1889) et Arensky en réutilisera le matériau thématique dans ses Variations sur un thème de Tchaikovsky op. 35 a (1894). L’irrésistible fraicheur de l’Allegro con spirito (Le Printemps) a également séduit les plus grands ténors russes (Lemeshev, Vinogradov, …) et le pianiste Arcadi Volodos a signé son propre arrangement de la splendide et très mélancolique Berceuse dans la tempête.
La simplicité d’un langage direct et sans apprêts n’est qu’apparente dans ces vignettes soutenues par un solide discours harmonique et la candeur joyeuse de certains tableaux (Le Coucou dont Joan Rodgers fit aussi son miel chez Hyperion) n’éclipse pas la gravité, l’angoisse (La légende, Automne), la tension dramatique culminant sans doute dans la Soirée d’hiver, saynète familiale où Tchaikovsky serait hanté par le souvenir de sa mère, foudroyée par le choléra alors qu’il n’avait que quatorze ans. Evocation des saisons et de la nature vues à travers les yeux des enfants, de leurs frayeurs comme de leurs émerveillements, ces seize chansons destinées à une voix aiguë et généralement confiées à un ténor ou à une soprano, prennent évidemment une tout autre saveur lorsqu’elles sont entonnées par un chœur d’enfants.
La performance du Chœur de Garçons du Collège de Glinka s’avère confondante de justesse, en termes d’intonation mais aussi d’expression, car au-delà des voix, fermes et bien timbrées, c’est l’implication et la maturité de ces jeunes musiciens qui nous impressionne. Cette institution pluriséculaire fut étroitement associée à l’essor de Saint-Pétersbourg et forma plus récemment des artistes tels que Yevgeny Mravinsky, Vladimir Atlantov, Semyon Bychkov, Vasily Petrenko ou Daniil Shtoda… Mais nul besoin de name-dropping : ce disque représente la meilleure des publicités pour cette formation qui se hisse au niveau des maîtrises occidentales les plus réputées et constituera, à n’en pas douter, une magnifique découverte pour de nombreux mélomanes. Une traduction des textes chantés n’aurait pas été superflue, mais un complément de programme aurait surtout été le bienvenu après ces quarante-deux minutes et des poussières d’étoile.