Dans Jules César, Shakespeare a confié à Marc Antoine un discours devenu l’un des grands classiques de la littérature anglaise, qui commence par cette phrase : « Amis, Romains, compatriotes, prêtez-moi l’oreille ». A Mark Anthony Turnage, on prêtera d’autant plus volontiers l’oreille qu’il est, en ce XXIe siècle débutant, l’une des voix les plus convaincantes de l’opéra. Du moins, il l’était jusqu’à l’échec critique de Coraline, son opéra pour jeune public, créé en 2018 à Londres et vu ensuite à Lille. La sévérité de journalistes, qui ont même exprimé sur Facebook leur désapprobation, a en effet poussé le compositeur britannique qu’il renonçait au genre opéra. On espère qu’il n’en fera rien, car Turnage (né en 1960) n’avait jusque-là livré que trois titres dans ce genre, trois titres montrant qu’il voulait et pouvait écrire pour la voix, sur de vrais livrets d’inspiration fort différente : Greek en 1988, The Silver Tassie en 2000, et Anna Nicole en 2011.
C’est d’aileurs une caractéristique que l’on retrouve dans le cycle de mélodies d’une vingtaine de minutes qui donne son titre au disque publié par le label Resonus. Greek s’appuyait sur une pièce de Steven Berkoff, réécriture d’Œdipe roi, The Silver Tassie partait d’une pièce de Sean O’Casey, Coraline s’inspirait du conte de Neil Gaiman, seul Anna Nicole reposant sur un livret original. Pour A Constant Obsession, composé en 2007, Turnage a fait comme ses prédécesseurs : il a puisé dans les vastes réserves de la poésie britannique, de Keats à Robert Graves en passant par Tennyson, Thomas Hardy et Edward Thomas, sans hésiter à mettre en musique des textes qui comptent parfois parmi les plus connus de la littérature anglophone. L’obsession constante du titre est celle de l’amour, présenté ici sous un jour assez peu riant, puisqu’il ne s’exprime guère dans sa plénitude, mais plutôt dans l’expectative, la frustration ou le regret. Petite originalité : tout commence par un Prologue annonçant les différentes étapes d’une relation amoureuse auxquelles correspond chacun des cinq poèmes choisis, avec une alternance de mouvement tantôt plus élégiaques et surtout confiés aux cordes, tantôt plus animés, avec intervention des vents.
Huit instrumentistes seulement pour soutenir la voix, d’où une atmosphère chambriste aux combinaisons subtiles, qui n’est pas sans rappeler ce qui s’est écrit de mieux dans ce domaine un siècle auparavant (on pense à Ravel, à Maurice Delage), mais avec certains apports plus récents, Turnage n’ayant jamais caché son intérêt pour le jazz ou les musiques actuelles. On sent aussi passer l’ombre de Britten dans le choix du cor pour accompagner la voix de ténor. Autrement dit, pas de lignes de chant torturées, pas de dissonnances douloureuses, mais une partition inscrite dans une certaine tradition, sans jamais basculer dans le pastiche.
Vu à l’Opéra Bastille dans Moïse et Aaron ou dans Wozzeck, Nicky Spence a l’habitude de la musique du XXe siècle. Le ténor écossais s’oriente vers un répertoire plus lourd mais sa voix possède encore la souplesse souhaitable pour ne pas écraser les textes sous un héroïsme hors de propos. Ces mélodies ont été créées en 2009 par Mark Padmore, chanteur plutôt associé au répertoire baroque et au profil vocal sensiblement différent.
Les autres pages présentes sur ce disque sont exclusivement instrumentales, et ont été composées entre 2004 et 2010 pour des effectifs chambristes allant du trio avec piano au sextuor avec percussions. C’est à Janáček que l’on songe cette fois, le côté bondissant en plus, avec encore des accents ravéliens pour les Four Chants qui nous rapprochent de Tzigane ou du « Blues » de la Sonate pour violon et piano. Après une pavane plus que lente, le programme se conclut par le réjouissant et quasi stravinskien Grazioso !, hommage au groupe Led Zeppelin.