Le temps n’est pas si loin où certains professeurs de chant des conservatoires français, plus curieux que d’autres, faisaient étudier à leurs élèves les belles mélodies, en langue catalane ou française, de Déodat de Séverac (Ah, la Chanson du « Cabalet » !), dans la veine des Chants d’Auvergne de Canteloube (que Victoria de los Angeles a superbement enregistrés). Et puis, il y eut l’enregistrement incontournable de ses chefs d’œuvres pour piano par Jean-Joël Barbier. Mais quid de ses opéras?
Grâce soit donc rendue au disque, qui nous permet de découvrir Le Cœur du Moulin, dont la musique « fleure bon et qu’on respire à plein cœur » pour citer Debussy, dont Pelléas avait été créé peu auparavant. Cet opéra fait partie de ces oeuvres lyriques, pour lesquelles le disque est le truchement idéal (comme pour celles, récemment enregistrées, de Guy Ropartz ou Jean Cras, un peu dans la même veine).
Évidemment, on est tenté de dire : « Voilà le répertoire de l’Opéra-Comique ». Mais où trouver, puisque la musique s’inspire souvent ici des danses populaires, une Pina Bausch, amoureuse de ces terres occitanes, et capable, sur scène, de matérialiser ces rêves ? Car rien n’est réaliste dans cet opéra, et c’est à une chorégraphie qu’on songe : un long pas de deux d’amours enfantines qu’il ne faut surtout pas réveiller. L’action théâtrale en soi n’a guère d’intérêt, et c’est la pierre d’achoppement du Cœur du Moulin. Seule compte la poésie du souvenir de cette enfance campagnarde qui savait, autrefois, faire parler la nature, personnage essentiel de cet opéra (On songe souvent à Colette et Ravel et à leur Enfant et les Sortilèges).
Dans l’opéra, pas question de sortir de cette enfance, quitte à ne vivre que dans la nostalgie, surtout quand la musique l’entretient si bien. D’ailleurs, Marie, le dit d’emblée : « Je ne suis qu’une enfant», elle qui, en effet, n’a pas grandi, figée à jamais dans cet amour d’adolescence pour un jeune homme parti à la ville, qui revient quand il est trop tard et que l’adolescence n’est plus. Comme lui dit le vieux meunier : « Je te vois, petit, toujours, comme jadis où je te faisais croire de belles histoires. » Hymne à la naïveté ou à la désillusion face au temps qui passe ? L’œuvre s’achève dans un beau crépuscule mordoré qui descend, au loin, derrière les Pyrénées. Et Marie, comme Daphné !, devra se confondre bientôt « avec la ramée », comme le chante l’amant, qui va reprendre la route et qui saura l’y retrouver partout.
La partition de Déodat de Séverac est splendide. On a trop dit qu’il était un émule de d’Indy. Or, dans cette œuvre, dont la modalité s’affirme dans une tonalité rigoureuse, il emprunte, avec une belle personnalité, les chemins récemment ouverts, à l’époque, par Claude Debussy. En ce sens, il faut écouter aussi le magnifique enregistrement des œuvres symphoniques de Séverac, réalisé en 2004 par l’Orchestre de la Suisse Romande (Nymphes au Crépuscule, Recuerdos) et bien sûr les splendides œuvres pour piano.
Le danger avec la partition du Cœur du Moulin, si sensuelle, à l’orchestration rutilante, c’est de s’y vautrer comme dans du gazon dru, au risque d’uniformiser le discours et de le rendre monochrome. Jean-Yves Ossonce y songe plus d’une fois et évite l’écueil. Qu’il soit remercié d’avoir été à l’origine de cette belle entreprise et son orchestre a une bien belle sonorité. Il a, surtout, réuni une distribution dont l’enthousiasme est communicatif et qui chante à merveille, avec une diction exemplaire. Rien que du bonheur ! Que c’est bon d’entendre le français chanté de la sorte !
Tous les chanteurs sont à féliciter et leur art de déclamer le français dans un si beau legato «se respire, aussi, à plein cœur ». Il faut les citer tous : Jean Sébastien Bou (Jacques), Sophie Marin-Degor (Marie), Pierre-Yves Pruvot (Le Meunier), Marie-Thérèse Keller (La Mère), Sabine Revault d’Allonnes, Christophe Berry (excellent ténor à découvrir), Anna Destraël, Frédéric Bourreau et Yvan Sautejeau. Excellents aussi le chœur et la maîtrise de la Région Centre-Tours. Enfin, le livret est passionnant grâce, entre autres, au texte de l’érudit genevois Jacques Tchamkerten qui aime cette musique avec passion.
A déguster comme un bon vin catalan.
Marcel Quillévéré