Rigoletto enregistré en juin 1963 par Georg Solti avec les forces de la RCA italienne nous revient, dans une réédition due à Urania, précédé d’une bien fâcheuse réputation. La faute, si l’on en croit les jugements autorisés, à une direction fourvoyée et à une distribution en grande partie inadéquate. Regardons, à la faveur de cette réédition, ce qu’il en est, sans a priori aucun.
Commençons par le principal accusé. La direction de Georg Solti : brutale et assourdissante, clinquante et superficielle, vraiment ? On ne partage pas ces jugements sévères. Ou alors il faudrait nous expliquer pourquoi ce qui fait merveille et est unanimement célébré dans Un bal masqué, Aïda ou Don Carlo devient subitement irrecevable pour Rigoletto. C’est une évidence, la direction de Sir Georg fait clairement le choix du nerf et du théâtre plutôt que de l’introspection et de la distanciation. N’est-ce pas, après tout, ce que l’œuvre demande? Ce qui fait l’absolue modernité de Rigoletto, et le différencie radicalement des tunnels de roucoulades qui ont constitué pendant des décennies le lot commun de l’opéra italien, n’est-ce pas précisément que les sentiments et le drame y sont exposés crûment, sans fard? La malédiction de Monterone, le rapt de Gilda, le climax de l’auberge, la déchirante scène finale, mais aussi le bouleversant duo entre le bossu et sa fille: tout cela est, au sens premier du terme, saisissant. La direction du chef, définitivement plus Red Bull que camomille, saisit l’auditeur. Certes, certaines scènes (le duo entre Rigoletto et Sparafucile, le monologue « Pari siamo »), gagneraient à davantage d’introspection et de profondeur. Cela étant, on avouera être autrement plus sensible à cette lecture pour amateurs de sensation fortes, qu’à des lectures plus respectables sans doute, mieux cotées, c’est certain, mais aussi un brin ennuyeuses, pour ne pas dire compassées.
Venons-en aux chanteurs. Robert Merrill est un bouffon particulièrement convaincant. La voix, encore inentamée, est saine et robuste, bien conduite sur toute la tessiture, et l’on sent le métier. Que lui manque t-il ? Un peu plus d’italianità dans le timbre et la technique ? Sans doute, mais on ne sache pas que ce défaut soit rédhibitoire. On lui sait gré, par ailleurs, de ne pas se réfugier dans un histrionisme de mauvais aloi et de placer en permanence son chant sous les auspices d’une bienvenue sobriété. On se prosternerait, aujourd’hui, devant une telle salubrité vocale, dont attestent les 28 minutes d’extraits données en bonus (« Di Provenza » de La Traviata, « Eri tu » d’Un Bal masqué, le duo du III d’Aïda, tiré de la fameuse intégrale Solti).
La fille du bossu campée ici par Anna Moffo mérite elle aussi une forme de réhabilitation. La voix n’est pas dénuée de charme, et la technique n’a rien de bâclé. Cette Gilda pulpeuse vaut bien mieux que les Olympia au petit pied tout juste bonnes à aligner les vocalises de « Caro nome » qui, hélas, encombrent la discographie depuis Lily Pons. Certes, on est loin des émois et des fulgurances dramatiques de Callas ou du style grande école de Scotto dans le rôle, mais enfin, on peut affirmer que distribuer Moffo en Gilda en 1963 n’avait rien d’une erreur de casting.
Que dire du Duc d’Alfredo Kraus qui n’emprunte au registre du superlatif ? C’est bien simple : il a tout. Le timbre, le style, la jeunesse, l’élégance, la technique… tout. Qu’on écoute le phrasé divin de « Parmi veder le lagrime » ou l’aigu glorieux qui clôt la cabalette « Possente amor mi chiama » pour s’en convaincre. Jamais Duc ne fut plus aristocrate que celui-là. Il domine fièrement la discographie.
Les seconds rôles n’appellent aucun reproche, reflet de la glorieuse routine des studios italiens des années 60. On décernera une mention spéciale au Monterone de David Ward, dont la malédiction glace le sang.
On constatera au moment du bilan qu’il y a bien plus à porter au crédit de cet enregistrement qu’à son débit. Sans aller jusqu’à hisser cette version sur le podium de la discographie, elle mérite à l’évidence bien mieux que sa réputation.