L’école lyrique romantique britannique est aujourd’hui bien oubliée : seuls quelques mélomanes curieux, ou les cinéphiles amateurs de Laurel & Hardy, connaissent, au moins de nom, La Bohémienne de Michael William Balfe. Dans la même veine, William Vincent Wallace (irlandais comme Balfe) connut son heure de gloire avec Maritana (1845), donnée au Drury Lane de Londres avant d’être reprise à Philadelphie, New-York et Vienne et qui figura au repertoire britannique jusqu’en 1920. Sans atteindre le même succès, son troisième opera, Lurline eut une carrière plus qu’honorable malgré une genèse laborieuse : l’ouvrage devait en effet être créé à Paris en 1848, puis repris à Covent Garden. Mais le projet échoua et se limita (semble-t-il) à une unique représentation en Allemagne vers 1853, création sur laquelle il ne nous est parvenu aucune information. Wallace révisa son opéra en 1859 et celui-ci fut créé dans cette nouvelle version en 1860 à Londres au Theatre Royal avec grand succès. L’ouvrage fut ensuite donné à Dublin, Sydney, New-York et Chicago. Wallace (qui mourut en 1865) ne profita pas financièrement de ce succès, et sa veuve pas davantage : en effet, deux ans auparavant, il avait cédé les droits à son éditeur pour 10 shillings, somme qu’il offrit à la veuve d’un charpentier de Covent Garden. L’ouvrage aurait rapporté à l’époque environ 50.000 livres, soit cent mille fois plus … On ne sera donc pas étonné d’apprendre que Wallace mourut dans la misère.
Le livret de Lurline est basé sur le personnage de Lorelei1 inventé par le poète Clemens Brentano et qui fit l’objet de multiples adaptations2. Ici, l’intrigue initiale est passablement maltraitée par le dramaturge Edward Fitzball à qui ont doit ici un étonnant “happy end”, sans compter des péripéties inutilement compliquées3 dont voici le résumé :
Chantant en s’accompagnant à la harpe, Lurline, nymphe du Rhin, a pour passe-temps d’attirer les bateliers imprudents vers un tourbillon fatal. Elle est amoureuse d’un humain, le Comte Rupert qui doit épouser Ghiva, la fille du riche Baron Truenfels (car le jeune homme est passablement désargenté). Malheureusement, le Baron est en fait également sans le sou et s’est fait le même raisonnement, croyant le jeune homme riche. En découvrant l’état réel des finances de Rupert, Truenfels annule les projets de mariage.
Alors que Rupert donne un banquet en son chateau, Lurline lui apparait et lui glisse un anneau au doigt avant de disparaitre. En transe, Rupert et ses invités se dirigent vers le Rhin puis toute la troupe s’endort hypnotisée. Au matin, Rupert manque à l’appel : on le suppose noyé.
A l’acte II, nous retrouvons Rupert dans des cavernes sous le Rhin, le royaume de Rhineberg, père de Lurline. Tombé à l’eau durant son sommeil, Rupert a effectivement été emporté par le tourbillon, mais son anneau magique l’a protégé de la noyade. Réveillé par Lurline, il chante avec elle un duo d’amour passionné. Pendant ce temps, au château, le Baron et sa fille regrettent d’avoir annuler les vœux. Retour en sous-sol où Rupert entend ses amis chanter un requiem en son honneur depuis une barque. Il supplie Lurline de lui accorder de les rejoindre un instant. Celle-ci accepte de le laisser partir pour trois jours. Elle obtient de son père qu’il lui remette une partie des trésors du Rhin. Rupert la quitte mais Lurline est remplie de noirs pressentiments.
Au dernier acte, Rupert réapparait au château, chargé d’or, ce qui conduit son ex-future-épouse à reconsidérer la question du mariage. Mais elle a compris l’inclination de Rupert pour Lurline et elle lui dérobe l’anneau qu’elle jette dans le Rhin. Le bijou disparu, Rupert ne se souvient plus de Lurline et replonge dans sa vie de plaisirs insouciants. A la vue de cette nouvelle fortune, les « amis » de Rupert complotent pour l’assassiner et piller son château (avec des camarades comme ça, pas besoin d’ennemis). Pendant ce temps, un gnome ramène l’anneau à Lurline qui en conclut que Rupert l’a oubliée. Alors que le jeune homme donne une fête sur les bords du Rhin, la nymphette vient lui faire une scène. Le garçon est un peu secoué, tant et si bien que Ghiva, s’imaginant le reconquérir, lui révèle le complot en cours et le supplie de fuir avec elle et son père. Il refuse et ce sont les esprits du Rhin, appelés par Lurline, qui lui viennent à l’aide : le Rhin déborde et emporte les mauvais sujets (il n’y en avait pas un pour racheter l’autre de toute façon). Grâce à l’anneau magique, Rupert est épargné et rejoint Lurline dans son royaume. Ils se marient et ont beaucoup d’alevins.
Si on imagine sans peine qu’une partie du succès de l’ouvrage fut due à son caractère spectaculaire, il n’en reste pas moins que la musique de Wallace est (si j’ose dire) de la plus belle eau : on y retrouve tantôt la facilité mélodique d’un Auber (sans les roulades), tantôt celle d’un Ambroise Thomas (avec un style moins affirmé). Certains ensembles font également penser au trio et au quartet du premier acte de Fidelio. Mais c’est sans doute du côté de Weber que la filiation apparait la plus évidente : on ne sera donc pas étonné de ce que Berlioz, grand admirateur du compositeur allemand, fut un ardent défenseur de Wallace. La musique est élégante, vive, efficace, d’une veine mélodique indéniable. Malheureusement, elle manque de force de dramatique (le livret n’y aide guère), « d’excitement » : Lurline est un opéra trop bien élevé, finalement très en phase avec le contexte victorien, au charme essentiellement « rétro ».
Pour cet enregistrement, Richard Bonynge a assemblé les deux éditions en une version proposant 2h30 de musique. L’intention est louable puisqu’elle nous permet d’entendre un maximum du travail de Wallace, mais le résultat est un peu « bourratif », d’autant que certains thèmes sont repris ad nauseam : l’œuvre gagnerait très nettement à être vue sur scène. A près de 80 ans, le chef australien dirige avec sa fougue et son élégance habituelles une formation enthousiaste à défaut d’être professionnelle puisque le Victorian Opera regroupe essentiellement des amateurs doués4. La meilleure volonté du monde ne suffit pas à pallier quelques déficiences des chœurs (en particulier le pupitre de ténor à la peine dans l’aigu). De plus, l’ensemble ayant apparemment été filé sur un week-end, on sent une préparation moindre ou une fatigue compréhensible des exécutants au fur et à mesure que l’on avance dans l’œuvre, avec des approximations techniques vers la fin de celle-ci.
Dans le rôle titre, Sally Silver est une Lurline au timbre d’une belle jeunesse, déjà bien assurée techniquement quoiqu’un peu verte, mais qui a tendance à privilégier le beau son sur l’investissement dramatique (dans cet ouvrage, ce n’est pas trop critique). On sait depuis l’enregistrement des Huguenots avec Anastasios Vrenios, que Richard Bonynge a un faible pour les ténors abusant de la voix de tête, considérant que ceux-ci sont plus proches du style original d’émission. Mais, outre le fait que Duprez et son contre-ut de poitrine étaient déjà dans l’histoire à la création de Lurline, on peut s’interroger sur le choix du néo zélandais Keith Lewis. Certes, la tessiture du rôle est assez épouvantable (il faudrait un Nicolaï Gedda) : mais de là à émettre sur la totalité de l’ambitus en voix mixée ou de tête, il y a quand même une marge ! De plus, le chanteur n’est plus de première jeunesse et accroche pas mal de notes. Reste tout de même une grande musicalité, signe d’un artiste authentique. David Soar en roi du Rhin imposant, Donald Maxwell en baron truculent, Fiona Janes en « méchante » et Roderick Earle en gnome, complètent sans réserve la distribution (il s’agit de rôles assez peu exposés).
Malgré ces réserves, cet enregistrement n’a pas de prix. Ou plutôt si : mais un prix si modique (moins de 14 €) qu’il serait dommage de ne pas saisir l’occasion de découvrir un compositeur original, emblématique d’une période mal connue et pourtant récente de la musique anglaise.
Placido Carrerotti
1. Lurline est le nom donné à Lorelei dans un poème de l’australien Henry Kendall
2. Sur le plan lyrique, on peut citer l’opéra inachevé de Mendelssohn et la Loreley de Catalani
3. George Bernard Shaw parlera de « desperate trash »
4. Le Victorian Opera est un ensemble créé dans le nord-ouest de l’Angleterre et qui se voue à la résurrection du répertoire national du XIXe siècle