Harmonia Mundi n’aura pas dû chercher bien loin pour commémorer le 250e anniversaire de la disparition de Telemann : son catalogue recèle quelques uns des meilleurs enregistrements de toute la discographie, où nous est révélée l’essence de son génie dramatique. Car ici, tout est théâtre, qu’il soit profane (Orpheus) ou sacré (Brockes Passion), vocal mais aussi instrumental avec des suites où l’orchestre donne à voir autant qu’à entendre. Couronnées de lauriers divers, les gravures réunies sur ce coffret ont été suffisamment commentées en leur temps pour qu’il soit inutile d’y revenir en détail, l’heure se prêtant plutôt à une mise en contexte et en perspective.
Pour la plupart des mélomanes, la découverte de l’Orpheus (1726) s’est faite au disque, il y a une vingtaine d’années grâce à cette première intégrale emmenée par René Jacobs (1998). L’œuvre fit sensation, d’abord parce qu’elle repose sur une version méconnue du mythe (empruntée à l’Orphée de Michel Du Boullay et Louis Lully (1690)) qui propulse à l’avant-plan une figure particulièrement détestable (la reine de Thrace, Orasie, meurtrière d’Eurydice puis d’Orphée). Ensuite parce qu’elle mêle des airs en allemand, en italien et en français. Certes, Telemann n’était pas le premier à confronter les idiomes – l’Ottavia de Keiser (1705) montée à Innsbruck cet été nous le rappelait –, mais le champion du « goût mêlé » change de langue tout en jonglant avec les styles nationaux, la partition évoquant aussi bien Purcell que Vivaldi ou annonçant Rameau. Unifier ce véritable manteau d’Arlequin a tout d’une gageure, mais René Jacobs était sans nul doute l’homme de la situation.
En 1994, l’Opéra National de Berlin Unter den Linden sollicitait le chef, ainsi que Peter Huth et Jakob Peters-Messer, pour réaliser une adaptation scénique de l’Orpheus qui verra le jour en juillet au Festival d’Innsbruck. C’est fort de cette expérience que René Jacobs se présentera devant les micros de Harmonia Mundi. Les sources manuscrites comportaient quelques lacunes qu’il fallut combler, notamment en écrivant deux nouveaux récitatifs, mais aussi en important un numéro du Flavius Bertaridus (1729) de Telemann et en reprenant la musique ainsi qu’une bonne part du texte d’un air tiré d’Emma und Eginhard (1728), autre opéra du Hambourgeois que, soi dit en passant, René Jacobs dirigera à Berlin en 2015. Toutefois, ses admirateurs se souviendront peut-être qu’il avait aussi inclus, en 1989, une page d’Emma und Eginhard sur l’un de ses derniers disques en tant que contre-ténor, une anthologie d’ailleurs entièrement consacrée à Telemann (1 CD Capriccio) pour laquelle il dirigeait l’Akademie für Alte Musik Berlin – la véritable héroïne de ce Telemann Companion. En réalité, l’intérêt de René Jacobs pour Telemann remonte à la fin des années 70, quand il entreprit d’enregistrer pour les micros d’Accent quatre cantates sacrées avec l’Ensemble Parnassus suivies par une cinquième, toujours pour le même label, mais cette fois avec les Kuijken : Ach Herr, strafe mich nicht, un drame miniature, entre extase et fulgurances (German Church Cantatas and arias).
René Jacobs réunirait sans doute aujourd’hui une distribution mieux armée pour rendre justice à la partition de cet Orpheus où le plus brillant bel canto voisine avec l’air de cour et d’ardents récitatifs, mais dans les principaux rôles, Roman Trekel (déjà Orpheus à Innsbruck en 94) et Dorothea Röschmann (Orasia) rivalisent d’engagement et de mobilité expressive, à l’instar du RIAS Kammerchor, aussi convaincant dans les cris des Bacchantes que dans la déploration finale. Cette version demeure la référence et s’impose sans coup férir face à l’essai, non transformé, de la pâle équipe assemblée par Michi Gaigg en août 2010 (Deutsche Harmonia Mundi).
Qualifiée d’expressionniste lors de sa parution en 2008, cette Brockes-Passion semble parfois surchargée d’intentions, sinon maniériste – péché mignon de Jacobs, qui prétend aussi améliorer sa cohérence dramatique en supprimant cinq numéros –, mais comme dans l’Orpheus, il parvient à animer cette fresque et à soutenir notre intérêt tout du long quand Nicholas McGegan nous perdait plus d’une fois en chemin (Hungaroton). Contrairement aux chefs-d’œuvre de Bach et à d’autres ouvrages de Telemann, la Brockes n’appartient pas au genre de la « passion-oratorio », associé à l’office et basé exclusivement sur le texte des Evangiles, mais relève des oratorios de la Passion, ces « opéras sacrés » selon la formule de Mattheson, généralement destinés aux salles de concert et non à l’église. La dramatisation opérée par Jacobs convainc souvent, singulièrement dans les scènes d’ensemble, mais il lui arrive aussi de forcer le trait au détriment de la musicalité et de la beauté du chant. Il faut dire que si les jeunes Daniel Behle ou Johannes Weisser s’acquittent honorablement de leurs parties, sans toutefois retenir l’attention, il n’en va pas de même des sopranos. Il aurait d’ailleurs mieux valu engager une seule chanteuse, mais d’un autre niveau, plutôt que de répartir le rôle de la Fille de Sion entre deux artistes sous prétexte qu’il serait trop conséquent : seize airs, deux duos, un air avec chœur, c’est sans doute beaucoup pour une même soliste en concert, mais pas au disque.
L’imagination reste au pouvoir dans les suites pour orchestre : trois volumes parus entre 1999 et 2006 et autant de réussites incontestables qui ont imposé les Berlinois de l’Akademie für Alte Musik comme les plus doués des telemanniens (anniversaire oblige, ajoutons ce terme peu usité au dictionnaire de notre portable !). Bien sûr tout n’est pas inoubliable dans cette corne d’abondance, mais elle aligne quelques raretés fort bien troussées, enregistrées alors en première mondiale (La Chasse, La Musette, superbe catalogue de danses européennes, L’Ouverture jointe d’une suite tragi-comique et gorgée d’humour) et, surtout, l’Akademie für Alte Musik égale quand elle n’éclipse pas la concurrence aussi bien dans l’Alster-Ouvertüre que dans Les Nations ou, apothéose de rêve, cette Wassermusik dont Goebel avait déjà ravivé les couleurs. Le dernier volume nous offre, en prime, l’occasion de nous dérider avec Die Relinge (Les rainettes), ce concerto parodique où le violon imite la grenouille, puis d’admirer l’éblouissante verve de Maurice Steger dans la suite concertante en la mineur TWV 55 :a2 et le concerto en ut majeur TWV 51 :C1 pour flûte alto.