On a souvent lu que la musique de Ravel était plus espagnole que celle des Espagnols. Si l’affirmation – fondée sur le thème de plusieurs œuvres, mais aussi sur l’habileté du compositeur à s’approprier un langage musical particulier –, traduit la fascination du musicien pour une musique « enracinée » (avec la conscience de tout ce que cet adjectif recèle de problématique), l’on n’a en revanche que très peu commenté son rapport à la Corse. Pourtant, le premier travail connu d’orchestration et d’harmonisation de celui qui, rétrospectivement, sera considéré comme l’un des maîtres absolus de l’exercice, est – si l’on peut écrire – corse. Dès 1852, Louis-Napoléon Bonaparte initie les premières collectes et transcriptions systématiques de musiques traditionnelles et populaires. À la demande d’Austin de Croze, ethnographe, Ravel harmonise douze chants traditionnels corses. En 1895 Ravel a vingt ans et est encore inconnu. Longtemps considéré perdu, le manuscrit refait surface et est acquis en 1994 par le Musée de la Corse (Corté).
Avec ce premier album, Eléonore Pancrazi livre le premier enregistrement qualitatif du cycle dans un disque qui ressemble à un cri du cœur. Avec ActeSix, la Cortenaise imagine un programme qui tient d’abord de l’invitation au voyage : outre les douze chants traditionnels corses – adaptés en corse cismuntincu, parfois réarrangés et tous chantés par la mezzo alors que Ravel avait éclaté les différentes pièces entre toutes les tessitures –, l’on entend Dvořák (« Mélodies tsiganes »), la plus célèbre des « Folk songs » de Britten, Thomas (Mignon – « Connais-tu le pays ? ») et Rossini (Tancredi – « O patria… di tanti palpiti »). Le pays exalté est avant tout le foyer : le lieu où l’on est chez soi – le lieu où l’on revient. À cet égard, le travail d’arrangement – dû à Antoine Simon, également pianiste – est remarquable de cohérence : Rossini et Thomas ne sont pas chantés à l’opéra mais au salon. L’effectif est chambriste et le piano ou la harpe confèrent à ces pièces une grande intimité et une douceur particulière. La mezzo sert ces pièces avec le timbre chaud qu’on lui connaît, à certains égards, réconfortant. Chez Thomas, l’approche est d’ailleurs chambriste du côté du chant également : on préfère l’accentuation des notes pointées que rend possible une acoustique plus sèche aux dérives triolisantes dont se rendent coupables certains interprètes. Chez Rossini on reste un peu sur sa faim : la folle progression que devraient permettre les vocalises fait encore défaut.
Le cycle corse couvre une large palette expressive : on passe de la douceur la plus extrême ( « Nanna du Cuscione », « Nanna de Palneco ») à l’enjouement ou la nostalgie. Pour l’interprète, ces mélodies sont l’occasion d’un investissement vocal qui va forcément de pair avec un investissement interprétatif – voire narratif – entier et toujours parfaitement dosé. L’ampleur lyrique est laissée de côté au profit d’une approche intime qui ne sacrifie néanmoins jamais la rondeur du son ni la qualité de l’accroche et de la projection.
Premier album qui va de pair avec les premières amours : quelle œuvre pourrait bouleverser si elle n’exprimait un sentiment d’attachement intense ? Quel interprète pourrait se saisir adéquatement d’une pièce sans exprimer le lien fort qui l’y unit ? C’est bien un lien amoureux qu’Éléonore Pancrazi exprime ici – lien amoureux qui n’existe forcément que par les extrêmes qu’il charrie : existe-t-il un amour paisible ? Existe-t-il un paysage insulaire sans relief ?