Une chose est sûre, le compositeur Thomas Adès ne mâche que rarement ses mots. Et pour cause : pianiste accompli et chef recherché, il met tout son savoir à l’œuvre dans une musique qui concilie l’ultra-complexité rythmique à un colorisme hédoniste. Cette démagogie musicale, elle se justifie par les moyens colossaux dont il dispose. Tient-elle pour autant la route dans des œuvres aux ambitions plus modestes ?
Cet enregistrement monographique paru chez Deutsche Gramophon (c’est dire…) comprend deux œuvre récentes : un deuxième Concerto pour piano et une partition vocale au titre alléchant de Totentanz.
Totentanz, c’était déjà l’idée de Liszt, qui signait là une très mauvaise pièce pour piano et orchestre, pleine de septièmes diminuées, de montées chromatiques et de coups de cymbales bien sentis pour impressionner le public habsbourgeois. Après ce premier écueil, il fallait être plus intelligent. Adès prend un peu plus de recul historique, en s’inspirant des danses macabres du XVe siècle, et plus particulièrement de celle de l’Eglise de Lübeck, détruite pendant la Guerre. La Mort entraîne chaque membre de la société, du plus puissant au plus faible, du pape au nourrisson, dans une ronde folle. Un texte piquant accompagne la fresque, où chaque personnage se débat vainement pour échapper à son destin. Pour Adès, la Mort sera une voix d’homme, un baryton, et les malheureux protagonistes de cette danse macabre seront incarnés par une mezzo.
La partition réserve des moments très réussis, y compris dans ses passages barbarisants. La musique de forge et d’enclumes qui caractérise le Chevalier rappelle le meilleur d’Asyla, tandis que la Jeune Fille déroule sa complainte au son d’un orchestre qui s’égoutte et s’étiole peu à peu. La fin aussi, où la berceuse du nourrisson s’enlise dans un orchestre impitoyable, rappelle le goût du compositeur pour les ambivalences musicales.
On s’avoue moins friand des passages clinquants de l’œuvre, où le compositeur semble avoir succombé aux sirènes lisztiennes. Adès maquille d’un orchestre ronflant les travers d’une musique qui tourne parfois à vide, jouant la seule carte de la démesure pour pouvoir s’en sortir. A cet effet, le Boston Symphony Orchestra et sa pâte orchestrale plutôt sombre et cuivrée était peut-être le candidat idéal pour l’enregistrement.
Nous l’avons compris, il faut beaucoup de cran aux chanteurs pour aborder une telle œuvre. Mark Stone et Christianne Stotijn se plient à une ligne vocale rugueuse et peu souple, souvent dans un aigu peu pratique et ingrat. Malgré cette difficulté, le duo s’en tire assez avantageusement, car il est certain que d’autres auraient terminé le larynx derrière les yeux après dix minutes. Un tel manque de considération de la part d’un compositeur que l’on sait sensible à la voix humaine surprend.
Plus encore que Totentanz, le Concerto nous laisse perplexes. Celui-ci marque peut-être une rupture dans le langage harmonique du compositeur : résolument tonal (on songe au Concerto en Fa de Gershwin, Boston oblige ?), il ne tire son piment que d’un léger déhanchement rythmique qui parcourt les mouvements rapides. L’Andante central se souvient de Rachmaninov, mais pas nécessairement pour le meilleur. Contrairement à Totentanz rattrapée par son gigantisme, ce concerto pêche en plus par une certaine tiédeur du discours, et ce n’est en rien la faute du jeu plutôt racé et puissant de Kirill Gerstein.
Adès nous a-t-il habitué à sa folie des grandeurs ? On observe en tout cas que ce Concerto nous paraît un peu trop sage, et qu’à l’inverse, la pompe de certains passages de Totentanz finit par lasser. Il est difficile de demander l’équilibre à un compositeur qui s’évertue à le bousculer, mais Adès est de ceux qui aiment à cultiver ce genre de paradoxes.