« Vivement la sortie du disque ! ». C’est ainsi que notre confrère Guillaume Santaigne concluait sa critique d’Adriano in Siria donné en concert à l’Opéra royal de Versailles il y a tout juste un an. C’est désormais chose faite avec ce superbe enregistrement, édité avec soin par Decca. Un bel objet « à l’ancienne » : solide coffret renfermant les trois disques sous pochette individuelle, livret de plus de 200 pages, traductions en anglais et français du texte italien. Mais le plus beau, c’est d’abord ce que l’on entend ici !
Franco Fagioli interprète ici le rôle de Farnaspe, écrit pour le célébrissime castrat Caffarelli. Le contre-ténor argentin y déploie tous les fastes de sa virtuosité, en particulier dans l’extraordinaire morceau de bravoure « Torbido in volto e nero » qui conclut l’acte II par une véritable fête vocale, mais aussi dans son entrée « Sul mio cor so ben qual sia » avec ses vocalises sur plus de deux octaves. Dans ces deux airs, le plaisir de chanter de Franco Fagioli est éclatant et surtout, communicatif ! Mais l’art de Pergolèse ne se limite pas à ces démonstrations d’agilité typiques de l’opera seria. Sa musique est d’une inspiration mélodique constante et sait aussi atteindre la plus émouvante simplicité, comme dans l’aria « Lieto così tavolta » où voix et hautbois dialoguent durant une douzaine de minutes. Dans cette réflexion douce-amère sur « la douleur d’aimer », Fagioli exprime toute une gamme de sentiments par la seule magie des inflexions de son timbre.
L’intérêt de cette partition ne se limite heureusement pas à ces trois airs sublimes, et tous les rôles sont ici superbement servis. Face à un ouvrage d’une telle qualité, on ne comprend pas l’échec de la création, et la quasi disparition de l’ouvrage pendant près de trois siècles. Dévolu à l’origine à un mezzo travesti, le rôle d’Adriano est ici attribué à un contre-ténor, sans justification musicologique affichée. Succédant à Artem Krutko qui l’interprétait à Versailles, Yuriy Mynenko fait preuve d’un bel aplomb dans son air d’entrée « Dal labbro che t’accende » mais on aimerait y entendre davantage de variations. Dans son air de fureur « Tutti nemici e rei », il offre un bel aigu puissant. Le chanteur ukrainien sait également délicatement varier les couleurs dans son « Fra poco assiso in trono Cesare parlerà ». Il reste néanmoins que le rôle est un peu sacrifié : même s’ils sont superbes, aucun des trois airs ne dépasse les 4 minutes !
Dans le rôle de Sabina, personnage relativement secondaire en ce qui concerne l’intrigue, Dilyara Idrisova est une belle découverte et ses quatre airs lui permettent de faire étalage d’une voix saine au timbre riche, ainsi que d’une belle virtuosité, en particulier dans son splendide « Splenda per voi sereno » hérissé de nombreux suraigus. Son engagement dramatique est également à souligner. Chez Romina Basso, on apprécie un beau timbre de mezzo, une diction expressive, une technique parfaitement belcantiste. Ici, pas de grandes envolées virtuoses : l’émotion passe ici l’infinie variété des couleurs de la voix. Dans les récitatifs, la voix est un peu rêche, moins en forme qu’au concert, mais elle retrouve toute sa ductilité dans ses trois airs. Sofia Fomina est un Aquilio sympathique et espiègle, aux vocalises fluides, mais manquant d’un brin de folie dans les variations. Bien capté par les micros de Decca, Juan Sancho est un Osroa impeccable, sans les limites que l’on peut regretter à la scène. Ici les graves sont parfaitement audibles et la voix homogène sur la tessiture. L’interprétation est juste. On imagine ce que de vrais baryténors rossiniens pourraient donner à la scène dans ce type de rôles. L’ensemble de la distribution est pleinement investi dans les nombreux récitatifs. Force est de reconnaître que, si ceux-ci passaient bien au concert, ils sont bien longs au disque (65 minutes, soit plus du tiers de l’opéra) : sauf à suivre l’opéra livret en main, on préférera zapper d’un air à l‘autre.
Jan Tomasz Adamus sait imprimer à cette partition l’indispensable urgence sans laquelle l’opera seria peut vite sombrer dans l’ennui. Le tempo est généralement vif, mais le chef sait aussi faire preuve de retenue dans les passages les plus élégiaques La Capella Cracoviensis est ici techniquement impeccable, avec de belles sonorités.
Pergolese mourra à 26 ans, deux ans après la création d’Adriano in Siria, après cinq années seulement de composition. Aujourd’hui, il n’est plus connu du grand public que par son Stabat Mater donné régulièrement, et un peu pour sa comédie, La serva padrona, jouée de loin en loin. Quels chefs d’œuvre sa créativité aurait pu nous offrir si la vie lui avait accordé une plus longue vie, nous ne le saurons hélas jamais : au moins ce coffret permet-il de découvrir, et de la plus belle façon, une facette méconnue de son talent, celui d’un formidable compositeur d’opera seria.