La discographie d’Agrippina, dont les gravures se comptaient jusqu’ici sur les doigts de la main (Hogwood, McGegan, Gardiner, Malgoire), consacre surtout un rendez-vous manqué : celui de René Jacobs avec Harmonia Mundi. Est-ce parce qu’il avait déjà commercialisé l’enregistrement dirigé par Nicholas McGegan au lendemain du Festival de Göttingen en 1991 ou parce que le chef belge lui a opposé une fin de non recevoir ? Toujours est-il que l’éditeur a raté le coche en ne réunissant pas en studio, dans la foulée de l’électrisante production confiée par la Monnaie à David McVicar en 2000, une distribution bénie des dieux (Antonacci, Joshua, Regazzo, Ernman, Zazzo, Abete, Visse). Dix ans plus tard, Jacobs tutoiera Haendel au gré d’options fort discutables, signant une proposition surchargée d’effets et nettement moins convaincante qui sera pourtant retenue par Harmonia Mundi. L’intégrale publiée par Accent suscitait donc un regain d’espoir tout en piquant notre curiosité puisqu’elle est la première à exploiter l’édition critique réalisée par John E. Sawyer pour la Hallische Händel-Ausgabe (2013). Celui-ci a reconstitué la version originale de la première vénitienne (1709) en s’appuyant sur la partition autographe et deux copies d’époque complètes.
Nous n’avons pas pu consulter l’édition établie par Sawyer, mais s’il semble que la notice ne signale qu’une partie des coupures opérées par Laurence Cummings, cette Agrippina ne diffère pas fondamentalement de celle enregistrée par John Eliot Gardiner (1991) qui avait livré son propre arrangement de l’œuvre, rétablissant déjà l’air belliqueux de Poppée « Fà quanto vuoi » (acte I) omis lors de la création. Hormis la longue scène de réconciliation entre Othon et Poppée au III, réduite à deux brèves répliques, et la suppression de Junon, dea ex machina qui apparaît brièvement au lieto fine, seules des bribes de récitatif passent habilement à la trappe sans altérer la lisibilité du drame. Il faut préciser que nous sommes ici en présence d’un live du Festival de Göttingen où l’ouvrage était à l’affiche en mai 2015. A titre d’exemple et au risque de choquer les puristes, le spectateur n’a nul besoin d’entendre Agrippine s’exclamer « Son serviteur est ici. Ecoutons-le ! » quand il la voit se cacher et suivre l’échange entre Lesbo et Poppée (I, 16). En revanche, le spectacle mis en scène par Laurence Dale a l’intelligence de maintenir ses dernières paroles, qui révèlent son état d’esprit après le conciliabule de sa rivale et de son domestique (« Le destin aide mes vœux ! »).
Sans surprise, cette captation présente les atouts et les inconvénients habituels du direct : une vivacité, une urgence presque tangible et en même temps des bruits de scène envahissants, à l’instar des applaudissements ; cependant, globalement, la prise de son est très satisfaisante. Comme s’il redoutait que la tension retombe trop longtemps, Laurence Cummings appuie volontiers sur le champignon, bombe le torse et surligne les contrastes, ça marche souvent et nous tient en haleine, mais sombre quelquefois aussi dans l’outrance (les coups de butoir de l’orchestre sur « Pensieri voi tormentate »), à l’image d’héroïnes mal dégrossies et à l’emporte-pièce. Flanquée d’un mezzo puissant mais hétérogène, Ulrike Schneider (Agrippine) a de la ressource et en abuse, ne nous épargnant, du reste, ni sanglots ni graves de poissonnière : le style comme la richesse du personnage, délectable quand Anna Caterina Antonacci, Della Jones ou Ann Hallenberg l’incarnent, lui échappent presque totalement. Le chant s’allège et les inflexions s’affinent lorsque cette manipulatrice hors paire se disculpe et retourne la situation à son avantage en pointant l’infidélité de Claude – tard, trop tard, Ulrike Schneider est passée à côté du rôle et en a escamoté toute la subtilité.
La Poppée survoltée d’Ida Falke Winland, soprano au timbre de lait cru, passerait presque pour une amazone tant elle paraît uniment farouche. Ce n’est pas un sein qu’elle a perdu, mais tout pouvoir de séduction (« Vaghe perle », « Bel piacere »), un vaste contresens, faut-il le dire, car si la belle n’a rien d’une coquette écervelée, elle incarne le prototype d’une lignée de minettes sexy, pour reprendre l’expression de Winton Dean (« sex-kitten »), nées sous la plume de Haendel. Christopher Ainslie a la couleur profonde qu’appelle la noblesse d’Othon, mais non toutes les notes ni le souffle long qui nourrit la ligne. Toutefois, bien qu’il peine à affronter le souvenir prégnant de Lawrence Zazzo ou de Bejun Mehta, son lyrisme chaleureux s’épanouit davantage au III (« Tacerò », « Pur ch’io ti stringa al sen »).
Nous ne nous attendions pas à la contre-performance de Jake Arditti (fils d’Irvin), Néron strident aux aigus étranglés, que nous l’imaginions, au contraire, darder avec une tout autre arrogance après l’avoir entendu dans les Canciones Lunaticas de Hilda Paredes en compagnie du Quatuor de son père (Aeon)… Owen Willetts hérite de la partie nettement plus confortable de Narcisse, dont il se tire avec les honneurs, mais le Pallas du baryton Ross Ramgobin, sous-distribué, a un tout autre panache et lui dame le pion. Claude se voit souvent présenter tel un antihéros débonnaire, magnanime, mais aussi et d’abord ridicule, parti pris auquel ne paraît guère déroger cette lecture d’Agrippina. João Fernandez joue à fond le jeu et sa composition est un régal, même si nous l’aurions préféré moins pataud dans un « Vieni o cara » vite expédié et dénué de poésie. Puisse un haendélien de la trempe de Diego Fasolis ou de George Petrou s’emparer d’Agrippina et offrir à Ann Hallenberg la possibilité de graver ce rôle qui lui colle à la peau.