Connaissez-vous Cornélie Falcon ? Élève et amoureuse malheureuse du célèbre Adolphe Nourrit, ténor qui se suicida pour un contre-ut, elle mit Paris à ses pieds lors de ses débuts dans une reprise de Robert le Diable en 1831. Elle avait dix-huit ans. Devenue étoile de l’Opéra en une soirée, elle créa ensuite Valentine des Huguenots pour Meyerbeer et Rachel de La Juive pour Halévy. Restée spectaculairement sans voix sur scène en 1837, puis abattue par la mort de Nourrit, elle se retira prématurément des scènes à l’âge de vingt-six ans. Mais elle eut le temps de laisser son nom au « soprano falcon », catégorie de soprano aux graves puissants et riche, proche parfois d’un mezzo. C’est à ce météore du Grand Opéra qu’Aleksandra Kurzak rend hommage dans son nouvel album.
Cela fait trop longtemps que l’on n’a pas vu Kurzak sur nos scènes parisiennes, où elle ne s’est pas produite depuis ses belles Desdemona et Elisabetta di Valois pré-Covid, si l’on excepte une Adina au pied-levé en 2021 et un récital de Saint-Valentin avec Roberto Alagna en 2022. Artiste attachante, toujours élégante et probe, la soprano polonaise aborde ces temps-ci des rôles de plus en plus corsés, chantant désormais Adriana Lecouvreur, Tosca et même Santuzza. Falcon est également un témoignage de cette évolution récente.
De fait, le programme de l’album comprend, outre les rôles emblématiques de Cornélie Falcon, quelques-uns, plus anecdotiques dans sa brève carrière, mais qui semblent plus proche de celle de Kurzak jusqu’à présent : Donna Anna, la Comtesse Adèle, Agathe. Avec Rachel, ce sont les seuls que l’artiste ait déjà abordés à la scène.
Accompagnée par le Morphing Chamber Orchestra, bien sonnant sous la baguette de Bassem Akiki, Kurzak apporte à chaque air le charme délicat de son soprano rond mais clair, dans l’aigu duquel on sent comme une fragilité touchante. Combinées avec son phrasé élégant, ces qualités servent particulièrement bien « Non mi dir », extrait de Don Giovanni, dans lequel la sensibilité de l’artiste affleure sur chaque note. L’air de la Comtesse Adèle, extrait du Comte Ory, lui permet de renouer avec ses incursions belcantistes, au détour de vocalises impeccables. L’air d’Agathe, très contrasté, abordé avec une grande sensibilité, est également une réussite.
Pour ce qui est des airs plus lourds de l’album, avouons les trouver plus inégaux. L’air de Rachel dans La Juive est très convaincant sur le plan théâtral, gagnant sans doute à avoir été fréquenté sur scène. Kurzak y incarne avec justesse l’attente angoissée de la jeune fille. C’est également un plaisir de découvrir l’air extrait de Stradella, opéra français peu connu de Louis Niedermeyer. En revanche, la grande scène de Julia, extraite de l’acte II de La Vestale nous a moins enthousiasmé. Il y a là de très beaux moments, notamment le début de « Toi que j’implore avec effroi », piano, dans un beau legato sobre et recueilli qui laisse le temps au timbre si particulier de Kurzak de se déployer. Mais les tourbillons émotionnels et musicaux débridés d’ « Impitoyables dieux » touchent aux limites d’un chant plus ciselé que vaillant, et d’une prononciation française trop imprécise pour rendre justice au drame. On ne peut s’empêcher de regretter que, quitte à aborder Julia coûte que coûte, le choix de la chanteuse et de ses collaborateurs ne se soit pas plutôt porté sur la belle prière « Ô des infortunés », moment de recueillement et de douceur dans lequel son art des pianissimi suspendus aurait sans doute été du plus bel effet.
Finalement, c’est sans aucun doute dans « Le jeune pâtre breton », mélodie composée par Berlioz pour la Falcon, que Kurzak est la plus séduisante. Là, pas une trace de fatigue, pas une phrase qui ne soit parfaitement réussie. On ferme même les yeux sur le texte peu compréhensible quand la ligne de chant s’étire ainsi en une mélopée simple, culminant sur des aigus sobres et lumineux, se mariant avec élégance au cor. Un petit moment de grâce qui justifie à lui seul un CD moins marquant.