Ecouter la IXe symphonie de Beethoven dirigée par Wilhelm Furtwängler est une expérience dont on ne ressort pas indemne. ICA Classics nous le rappelle en publiant une interprétation inédite, provenant d’une série de concerts donnés fin mai 1953 au Musikverein de Vienne. Le premier (le 29 mai) avait du être interrompu, Furtwängler ayant été victime d’un malaise pendant le deuxième mouvement. Le troisième (le 31 mai) a déjà été édité, notamment par Deutsche Grammophon. Captée le 30 mai 1953 à l’occasion du deuxième concert (le premier complet, en réalité), cette soirée était -sauf erreur- jusqu’alors inédite et vient rejoindre la douzaine de versions de l’œuvre par Furtwängler.
Le chef s’est identifié à cette œuvre peut être plus qu’à aucune autre. Il y voyait un des sommets de la musique européenne, déclarant à l’occasion d’une interview : « La Neuvième symphonie est assurément l’aboutissement et le couronnement des symphonies de Beethoven. Contrairement à ce que pensait Wagner, elle n’est aucunement la fin de la production symphonique, comme le développement ultérieur de la symphonie l’a montré. Pour Beethoven, elle appartenait aux grandes œuvres de sa dernière période, comme la Missa Solemnis, les dernières Sonates et les ultimes Quatuors ». Furtwängler a d’ailleurs consacré à cette œuvre des écrits à forte teneur philosophique particulièrement éclairants*.
Au sein de la discographie de la IXe de Beethoven par Wilhelm Furtwängler, cette interprétation peut être qualifiée de médiane : on n’y retrouve pas la hargne désespérée et sombre des versions de guerre, pas le souffle de l’Histoire présent lors de la soirée de réouverture du Festival de Bayreuth, en juillet 1951, pas plus que le regard vers l’au-delà des ultimes témoignages de 1954 (en particulier celui, bouleversant, capté au Festival de Lucerne le 22 août 1954, qui plus est dans un son excellent).
Sont présents, en revanche (et comment !), le souffle épique, la dimension proprement cosmique, hyper subjective (tenants de la « nouvelle objectivité » baroqueuse, passez votre chemin !), avec un Orchestre philharmonique de Vienne qui se transcende. On retrouve ici l’agogique stupéfiante si caractéristique de Furtwängler : que l’on aille par exemple écouter, dans le 1er mouvement, l’accélération implacable à partir de 14’, qui conduit à une coda à couper le souffle. Le dernier mouvement bénéficie d’un quatuor de soliste de rêve : Irmgard Seefried est divine, Anton Dermota phrase ses vocalises avec une classe aristocratique, Paul Schöffler impressionne par son aplomb. Même la doyenne Rosette Anday reste digne malgré l’usure perceptible de sa voix. Quant au chœur, il est renvoyé à l’arrière-plan par la prise de son (on devine les micros placés à l’aplomb des chanteurs, eux-mêmes situés devant l’orchestre), et c’est peut être mieux ainsi… Les amateurs de sensations fortes iront écouter la fin du 4e mouvement (à partir de la dernière reprise de « Seid umschlungen, Millionen », à 23’40’’) : on assiste à une sorte de transe furieuse, dans un crescendo de percussions et un accelerando à couper le souffle. Jusqu’à la fin, on se dit que l’attelage ne suivra pas, et on redoute la sortie de route : eh bien non ! Emportés dans une espèce d’état second, les interprètes suivent la battue furieuse du chef : à la fin, comme à l’arrivée du grand huit dans un parc d’attraction, il faut plusieurs secondes pour reprendre son souffle.
* On les retrouve au sein d’une compilation de ses principaux écrits, publiée chez Hachette, dans la collection « Pluriel poche » sous le titre « Musique et verbe ».