Erato a décidé de frapper fort pour célébrer l’arrivée sous sa bannière de Lea Desandre et de l’ensemble Jupiter. Un fil rouge original et d’une certaine modernité, des pépites inouïes, Cecilia Bartoli, Véronique Gens et William Christie en guest stars : le luxe des moyens déployés a de quoi impressionner et les sceptiques attendent probablement la chanteuse au tournant. Depuis le Jardin des Voix (2015) et les Victoires de la Musique (2017), tout s’est enchaîné très vite, trop vite même au goût de certains, pour une artiste aussi jeune et encore fragile. Or, le rêve semble bien devenu réalité et cette parution dépasse nos attentes.
Les récitals lyriques abondent, surabondent même et beaucoup, à peine écoutés, prennent rapidement la poussière sur nos étagères. Élaborer un programme qui retienne durablement l’attention s’avère un exercice ardu, mais auquel Yannis François s’est déjà frotté avec succès pour imaginer ceux des premiers albums de Jakub Józef Orliński. Une fois n’est pas coutume, il faut commencer par rendre hommage à ce musicien de l’ombre sans qui ce disque n’aurait jamais vu le jour. Amazone aligne une quinzaine de premières mondiales, pour la plupart d’excellente facture et même de purs joyaux : en réalité, toutes les plages dévolues au chant sont inédites, hormis deux extraits de l’Ercole sul Termodonte de Vivaldi ! Rassurons les âmes sensibles, en particulier les machos qui tremblent pour leur virilité menacée : la vierge légendaire qu’entend évoquer ce florilège bigarré n’a pas inspiré que des figures guerrières et castratrices. Si elles se déchaînent dans quelques numéros, souvent aussi brefs qu’explosifs, les amazones ressuscitées par Lea Desandre connaissent aussi la piqûre d’Amour.
Deux noms dominent une affiche qui comprend également, dans sa partie vocale, ceux de Pallavicino, Philidor (André, dit l’Aîné), Provenzale, Schürmann et Viviani. Inconnu au bataillon, le Napolitain Giuseppe de Bottis (1678-1743) prend sa revanche et se taille la part du lion. Élève de Gaetano Veneziano et maître de chapelle surnuméraire de la Chapelle royale de Naples, entre autres institutions religieuses, il travailla également pour le Teatro dei Fiorentini et le Teatro San Bartolomeo. Il fit représenter notamment Mitilene regina delle Amazzoni (1707), dont la partition complète nous est parvenue, et L’Eraclio (1711). Du premier ouvrage – l’une des découvertes majeures de ce récital – nous découvrons une très virulente aria di furore, deux lamenti de Mitilene et un duetto dont Cecilia Bartoli et Lea Desandre exaltent le dolorisme voluptueux.
Si nous reconnaissons immédiatement le velours unique du mezzo italien, en revanche, l’appel au combat d’Hippolyte et Thalestris dans Les Amazones de Philidor induit une troublante sororité entre les voix de Véronique Gens et de Lea Desandre, dont, par instants, les médiums semblent avoir été découpés dans une même étoffe. Trois fragments incandescents de Marthésie, première reine des amazones (1699), ravivent notre intérêt pour le théâtre d’André Cardinal Destouches, dont Les Ombres viennent de nous révéler Sémiramis (CD Château de Versailles Spectacles). La plainte de la souveraine, « Faible pitié, gloire impuissante », revêt une ampleur tragique qui la hisse au niveau des meilleures pages de Lully et de Campra.
Un peu moins de deux ans et demi séparent cet enregistrement, effectué en septembre 2020 – sauf le duo avec Cecilia Bartoli, gravé en février 2021 – de celui des cantates de Haendel que Lea Desandre réalisa avec le Concert D’Astrée pour le même label. Nos réserves ont aujourd’hui disparu et nous brûlons de l’entendre s’approprier pleinement La Lucrezia. Non seulement l’instrument s’est développé, l’émission a gagné en fermeté et en mordant, mais la personnalité s’affirme avec une tout autre assurance : Lea Desandre imprime désormais sa touche ou sa griffe à tout ce qu’elle chante, avec une dévorante ardeur et une musicalité rayonnante. Si elle aborde avec une égale maîtrise de la langue et du style les répertoires français et italien, son interprétation engagée, sa sincérité, jusque dans la tragédie en musique (Destouches), où nous sommes habitué à un chant plus corseté, ont une fraîcheur irrésistible. Elle y ose des accents passionnés, une intensité qui, sans rien enlever à sa noblesse, humanise l’héroïne (« Ô mort, Ô triste mort ! ») Il faut entendre l’urgence qui anime la scène finale de Marthésie, une urgence finement dosée, juste assez pour nous captiver tout au long du récit et nous amener à ces inflexions si vraies qu’elles nous prennent à la gorge, sur les vers ultimes du drame : « Comme toi, cher amant, je ne suis plus qu’une ombre, je ne vis plus, et je t’aime toujours. » Magistral !
Lea Desandre passe avec une aisance et une justesse confondantes d’une humeur à l’autre, d’un registre à l’autre, depuis la provocation narquoise du jeune page espiègle (« Non posso far », Provenzale) jusqu’à la plainte amère et déchirante de Mitilène (« Liete fiori, erbe odorose », de Bottis). En fait, il n’y a rien, pas un état d’âme qu’elle ne semble pouvoir exprimer. Certes, dans la fureur, la fougue paraitra ici ou là débridée, au risque d’escamoter quelques notes au passage (« Sdegno, all’armi, alle vendette », de Bottis) ou de défigurer le timbre (« Scenderò, volerò, griderò », Vivaldi, pris à un tempo infernal). Mais qu’il nous soit permis de préférer cet excès à la tiédeur impersonnelle et au chant trop policé où d’autres se cantonnent. Cette audace, ce don de soi n’a pas de prix. C’est à cet investissement total que nous devons l’irrépressible élan qui propulse le mezzo vers l’éther où elle se grise de la lumière, un peu crue mais prodigue, de ses aigus (« Onde chiare che sussurrate », où le mélomane reconnaitra le matériau légèrement remanié du « Zeffiretti che sussurate » popularisé par Cecilia Bartoli sur son premier album Vivaldi).
Autre invité prestigieux, nous l’avons signalé en préambule, William Christie fait une brève apparition, le temps de nous offrir en compagnie de Thomas Dunford une passacaille altière et vigoureusement chaloupée (Louis Couperin). En réalité, au delà des guest stars, l’ensemble Jupiter comprend lui aussi de riches individualités et il s’apparente d’ailleurs moins à un orchestre qu’à une heureuse conjonction de solistes qui ont décidé de jouer ensemble. Thomas Dunford (luth), Sophie Gent et Théotime Langlois de Swarte (violon), Sophie de Bardonnèche (alto), Alexis Kossenko (flûte) ou Jean Rondeau (clavecin) ne sont pas de simples accompagnateurs, mais autant de partenaires d’élection pour Lea Desandre. Du reste, des sinfonie (Cavalli, Schürmann, Vivaldi) et d’autres pièces solistes (Marais, François Couperin, improvisation de Jean Rondeau) jalonnent un parcours généreux, ondoyant et divers. Avis aux insatiables : Amazone recèle aussi une plage cachée…