Amor tiranno semble, de prime abord, amorcer un virage à cent-quatre-vingts degrés après un flamboyant hommage au castrat Nicolino. Or, si nous quittons la scène londonienne à l’époque de Haendel pour aborder aux rivages de la Venise du Seicento, c’est toujours le verbe qui flamboie et retient l’attention sur le nouveau disque de Carlo Vistoli, gorgé d’émotions et rayonnant d’intelligence. Gravé trois ans après son premier récital, il permet aussi d’apprécier l’évolution d’un organe qui s’épanouit comme un fruit mûr et dont les couleurs profuses sont autant de ressources expressives.
Ne prenez surtout pas au pied de la lettre le sous-titre de l’album (« Broken-hearted lovers in seventeeth-century Venice »), ne craignez pas une litanie de plaintes et de soupirs. En vérité, des cœurs vaillants et même rebelles côtoient ici des cœurs brisés et le lamento ne règne pas sans partage au sein d’un programme qui ménage d’habiles ruptures et d’heureuses diversions (« Amanti io vi so dire » de Ferrari, « Ohimè, ch’io cado, ohimè » de Monteverdi ou encore « Così mi disprezzate » de Frescobaldi, bien sûr étranger à la Sérénissime et, pour cette raison, placé en bonus). En fait, la variété procède aussi et d’abord de l’interprétation, admirablement construite et littéralement passionnante. Le terme n’est pas trop fort et n’étonnera d’ailleurs pas celles et ceux qui ont eu la chance d’entendre Carlo Vistoli chez Monteverdi ou Cavalli. De l’angoisse palpable des premières notes au sursaut d’espoir qui finit par le ragaillardir, le voyage émotionnel d’Apollon (Gli amori di Apollo e Dafne) nous captive et révèle d’entrée de jeu la sensibilité de l’artiste, mais également sa maîtrise d’une vertu précieuse entre toutes : la sprezzatura, cette liberté subtilement réfléchie que seule permet une compréhension intime, organique du discours, auquel elle confère les apparences de la spontanéité et une vitalité incomparable.
Le chanteur retrouve pour les micros Idraspe, dont la douleur était moins contenue, plus âpre et lancinante à Aix (Erismena), mais surtout Ottone, rôle fétiche qu’il n’a cessé d’approfondir ces dernières années, notamment sous la direction de John Eliot Gardiner et de William Christie. Il épouse les moindres inflexions du sentiment, mais exalte aussi la noblesse du rival de Nerone qu’il dote d’une épaisseur peu commune. En l’occurrence, pour la scène de confrontation avec Poppea, Carlo Vistoli a jeté son dévolu sur un air, bref mais délicat, présent dans la version napolitaine de l’opéra (« Ahi, chi si fida in un bel volto »). Avec Lucia Cortese, l’intrigante hérite d’une voix inhabituellement corsée, mais aussi relativement sèche qui sied justement bien à l’intraitable maîtresse qu’’Ottone affronte dans ce tableau.
Certains auditeurs seront probablement surpris par l’aisance avec laquelle Carlo Vistoli s’aventure dans des parties d’alto assez graves, en particulier celle de Iarba dans La Didone qui est d’ailleurs parfois confiée à un ténor léger – non sans modifier radicalement son caractère. La rondeur, les couleurs profondes du contre-ténor ne laissent pas de fasciner et son émission appuyée offre une saveur nouvelle à la chaconne de Ferrari « Amanti io vi so dire ». Toutefois, le chant peut s’alléger et afficher une remarquable souplesse dans les traits fort vifs qui jaillissent fugacement au sein de « Chi può mirar costei e poi non dire » de Laurenzi, joyau doloriste mais peu couru. Néanmoins, c’est le célèbre « Sì dolce è ‘l tormento » de Monteverdi qui devrait rallier tous les suffrages. Carlo Vistoli le réinvente, ni plus ni moins, avec la complicité du claveciniste Filippo Pantieri qui en signe l’arrangement. Entre accents fougueux et moment suspendus, cette version est d’une beauté à couper le souffle. Filippo Pantieri dirige également les musiciens de l’ensemble Sezione Aurea, qui font beaucoup plus qu’accompagner le soliste : ils respirent avec lui et se hissent au même niveau d’inspiration, exceptionnel, s’il fallait encore le préciser.