On ne compte plus les fausses gloires dont le Metropolitan Opera a pu s’enticher. Succombant à la volupté du papier glacé, on a cru bon de programmer à tout bout de chant des Ken et des Barbie souvent plus turgescents du décolleté que pertinents du contre-ut. Mais ce mélange des genres typiquement anglo-saxon fait parfois des merveilles : ainsi fut un temps de Renée Fleming, ainsi aujourd’hui d’Anna Netrebko, star désormais mondiale appelée pour la troisième fois consécutive à ouvrir la saison du Metropolitan Opera. Après Adina de L’Elisir d’amore, Anna Bolena de l’ouvrage éponyme, voici qu’est venue Tatiana d’Eugène Onéguine.
Il s’agit de le dire, de l’écrire et de le surligner au Stabilo Boss : Anna Netrebko est une immense chanteuse. Beaucoup de nos plus intransigeants lecteurs ont pu longtemps se leurrer sur les raisons véritables de son omniprésence médiatique. C’est terminé. A un tel degré d’évidence, de fusion manifeste entre un rôle et son interprète, on ne peut plus faire les chipoteurs – il faut s’incliner. Tatiana tombe, c’est vrai, sans un pli sur la soprano russe : sa langue d’abord, cette sœur de berceau, dont on ne comprend pas un mot mais qui semble si justement scandée ; sa couleur ensuite, ménageant le froid et le brûlant, libérée par une technique que l’on devine affermie ; son âme enfin, des vacillations adolescentes au chavirement de la femme, tout est là, sans afféterie. Pas de calcul, pas de pose, pas même la volonté de plaire au metteur en scène. Entre Anna et Tatiana, c’est une histoire de feeling : et nous, on le sent.
Son Onéguine ne se défend pas mal non plus. Mariusz Kwiecien, le nouveau baryton à tout faire du Met, est un habitué du rôle ; sa composition fleure bon le travail appliqué. S’il n’accède pas au magnétisme d’un Peter Mattei, il a au moins du poète la fière noblesse. La voix, elle, n’admet pas de récriminations : timbre évocateur, phrasé ductile, langue claire. Éloges que l’on peut resservir à l’endroit de son compatriote polonais Piotr Beczala. Son Alfredo retransmis de Milan nous avait déçu : trop de soleil, pas assez de rugosité. Et c’est précisément ce qui nous séduit ici. Nulle métaphysique dans ce Lenski, mais au contraire de la fougue, de l’empressement, de l’adolescence ; et puis quelle belle voix enfin ! Pas de quoi pinailler sur la suite du cast, elle est d’un niveau supérieur (et presque intégralement en V.O. !). De la fraîche Olga d’Oksana Volkova au Prince sentencieux d’Alexei Tanovitski, seul dépare un Triquet manifestement à côté de son sujet.
A distribution superlative, orchestre scintillant (Valery Gergiev tire le meilleur de la phalange américaine, sans effets de manche ni excès de sentimentalisme) et mise en scène intemporelle. Décors et costumes sont raffinés, picturaux ; les personnages sont bien là où on les attend : tout cela est bien joli, mais assez attendu. C’est que le système de répertoire semble avoir rattrapé Deborah Warner, Anglaise davantage habituée au travail de dentelle permis par de longues répétitions : sa production est immanquablement destinée à de nombreuses reprises. On ne peut la blâmer, car, pour cette fois-ci au moins, la direction d’acteurs est au cordeau. Pour les prochaines fois, ce DVD tiendra lieu d’éclatant mémento.