Qu’il est beau, consistant, intéressant, le legs de Placido Domingo chez EMI. Fallait-il qu’il se retrouve aussi arbitrairement ventilé dans un hommage en forme de fourre-tout ?
Inutile de s’épuiser à dénoncer l’aléatoire des distinctions entre ténor héroïque (Giulio Cesare, vraiment ?) et ténor romantique (Don Ottavio, ah oui ?). Tout cela est pur marketing, accroche facile de compilateur paresseux. De quoi guider le choix de la ménagère qui ne manquera pas de trouver ce coffret – c’est tout ce qu’on lui souhaite – au rayon variétés de son supermarché, sans quoi l’on ne comprendrait pas que les Latin Songs viennent compléter le trio de la compil’ d’opéra. Comme si l’on n’avait pas eu assez de musique pour faire quatre disques d’opéra. Comme si l’on n’avait pas fait déjà assez dans le cross over avec le double CD sobrement intitulé « PASSION », publié sous le même label. Décidément, à chercher là du sens et de la qualité éditoriale, on perdrait son latin, fût-il lover. Restent – donc – les tronçons de Domingo éparpillés à la va-comme-je-te-pousse le long de ces quatre disques.
Où l’on retrouve le ténor avec le plus d’intérêt, c’est dans le répertoire dont il a le moins enregistré d’intégrales : Mozart par exemple, dont sont repris ici plusieurs airs tirés d’un récital de 1981. La voix est en pleine chair (quarante ans, le bel âge), sombre, musculeuse, mais raffinée, souple – une sorte de fauve dompté qui dans ce répertoire apporte la sobriété mâle, l’influx, dont trop souvent on les prive. Viva Domingo !
Mais on n’aurait garde d’oublier les perles des années 70 et début des années 80 : duos de Don Carlo avec Giulini (et Milnes), et même ce Faust avec Prêtre et Freni trop tombé en disgrâce où cependant on entend un frisson rare et une franchise de ton (sinon de diction, hélas) réjouissante. Que n’y furent ajoutés les duos avec l’ogre Ghiaurov, dont le français semblait une parlure des enfers ? Oui, cette voix qu’on a si souvent dit problématique, a seule communiqué certaines ardeurs post-romantiques (ainsi Nadir, ainsi Lensky). Viva Domingo !
Plus attendus sont les Puccini, quoique valables notamment dans le Mario de 1980 avec Scotto et Levine, et les Strauss Jr. aimablement sucrés, sans même parler de Wagner musicalement impeccables. Là encore, l’intérêt c’est cette voix en pleine maturité, faisant vibrer un timbre dont on croit ne jamais toucher la trame tant il est généreux et abondant. On ne se prononcera pas sur les chansons espagnoles dont le folklore nous échappe un peu.
Malgré, on le redit, l’absurdité éditoriale de cette entreprise (à peine sauvée par une assez utile chronologie des prises de rôle, merci le stagiaire), c’est un profil de Domingo intéressant qui se dégage là. Sans méthode, au hasard des airs, se conforte l’idée d’un chanteur dont les écarts vocaux ne furent que la contrepartie d’un immense appétit musical, lui-même rendu digeste par une discipline sans borne dont le galbe classique témoigne souvent. C’est aussi, grâce au disque, un artiste d’une présence désormais familière, dont toute tentative d’analyse se heurte à l’immédiate chaleur, à la connivence qui inévitablement s’est nouée au fil des disques, et aussi, tout simplement, à la gratitude que mérite de plein droit un ténor dont l’audace et l’infatigable ardeur nous a valu parmi nos plus belles heures d’opéra. Viva Domingo !
Sylvain Fort