Nul n’est prophète en son pays. Le Royaume-Uni l’a démontré à plusieurs reprises avec Les Troyens : première version « complète » dès 1935 à Glasgow (vraisemblablement coupée), concert londonien radiodiffusé en 1947 (sous la direction de Thomas Beecham), création au Royal Opera en 1957 dans l’édition Choudens (sous la baguette de Rafael Kubelík et dans une production de John Gielgud), utilisation de l’édition critique pour la production de 1969 sous la direction de Colin Davis (qui enregistrera l’ouvrage à cette occasion puis une seconde fois en 2000 dans la foulée des concerts au Barbican Center, toujours à Londres) … Toutefois, le Royal Opera n’avait plus redonné l’ouvrage depuis la reprise de 1972 et cette nouvelle production faisait figure d’événement, d’autant que Jonas Kaufmann était initialement annoncé en Enée (il devra y renoncer en raison d’un virus qui l’éloigna des scènes durant plusieurs mois).
Pour cet enregistrement vidéo, on retrouve avec un plaisir renouvelé la Cassandre d’Anna Caterina Antonacci, d’autant que son interprétation est très différente de celle du Châtelet en 2003. Sa Cassandre tragique a fait place à une incarnation plus engagée, passionnée, et à certains moments possédée. La voix n’accuse pas d’usure particulière malgré près de 10 ans passés entre ces deux productions majeures, et on retrouve intacts le sens de la déclamation, une articulation impeccable (sans conteste le meilleur français chanté du plateau), ainsi que la richesse et la beauté du timbre. Tout simplement exceptionnel.
En Didon, Eva-Maria Westbroek, sans être hors de propos, n’atteint pas les mêmes sommets. Les moyens ont pas mal évolué au fil des années : la voix pure et lumineuse de ses débuts parisiens est bien loin (Chrysothémis à Bastille en 2005), mais le vibrato occasionnel parfois trop large qu’on avait pu observer depuis, a laissé la place à un vibrato léger, plus serré, et surtout homogène. L’interprétation est correcte, mais sans génie particulier, un peu générique. Quant à la prononciation, elle nous fait dire que Didon ne rime pas avec Diction. Reste que ce rôle éprouvant est crânement assuré.
Remplaçant Jonas Kaufmann, Bryan Hymel se révèle à la hauteur du défi, malgré sa relative inexpérience du rôle. Certes, on pourra regretter une voix peu phonogénique, à l’aigu qui sonne un peu pincé à l’enregistrement (et qui gagne en impact lorsqu’il est entendu en salle) : mais toutes les notes sont là, et au bon endroit (notamment le terrible contre-ut sur la voyelle « i » de « Bienfaitrice de mes jours » parfois donné sur « O ma Reine adorée »). Le jeune ténor ne manque pas de style, usant habilement de la voix mixte quand il le faut, et de vaillance quand l’héroïsme est de rigueur (on lui pardonnera d’ailleurs des aigus tenus au-delà du raisonnable dans son grand air). La prononciation est très correcte avec un léger accent (et donc quelques erreurs comme « Je suis Ainai-eu »). Le personnage est bien campé et engagé, bref une belle surprise.
Si l’Ascagne de Barbara Senator, l’Hector de Jihoon Kim, l’Iopas de Ji-Min Park ou l’Hylas d’Ed Lyon sont sans reproche, on sera un peu plus réservé sur le choix d’Hanna Hipp en Anna : même si cette artiste chante tout à fait honorablement, on est loin du timbre de contralto attendu et le contraste avec Didon n’existe plus. Le Chorèbe de Fabio Capitanucci est quant à lui un peu engorgé mais d’une belle prestance. On oubliera très vite en revanche le Narbal de Brindley Sherrat, au registre aigu trop tiré pendant toute la première partie (les graves de la suite lui conviennent davantage).
Le chef d’œuvre de Berlioz n’a pas particulièrement inspiré David McVicar qui offre une version spectaculaire (le décor de Carthage est applaudi au lever de rideau, comme à la grande époque du Met), à la dramaturgie très professionnelle (la direction d’acteur est finement développée pour le moindre petit rôle ainsi que pour le chœur) mais finalement très sage. Les décors sont impressionnants, le Cheval (fait de débris de la guerre de Troie) majestueux et inquiétant, les costumes très diversifiés, mais l’ensemble reste mais un peu superficiel : il n’y a pas de mal à faire une version purement illustrative, mais pourquoi diable alors avoir habillé les Troyens en costumes Second Empire ? Les ballets ne sont pas particulièrement bien traités : la chorégraphie est basique et les danseurs plutôt moyens (visiblement, il ne s’agit pas des étoiles du Royal Ballet).
A la tête d’un orchestre du Royal Opera en très grande forme, Antonio Pappano offre une lecture certes très professionnelle, mais à laquelle manque parfois la tension nécessaire dans cet ouvrage extrêmement long (la version donnée n’est pratiquement pas coupée). Les tempi des premiers actes sont souvent alanguis et il faut attendre la fin de l’opéra pour retrouver le Pappano vif et engagé que nous apprécions dans Verdi ou Wagner.