Arminio, Giustino et Berenice : Händel donna pas moins de trois nouveaux opéras en 1737, jamais encore il n’avait écrit autant pour une seule saison, mais cette exceptionnelle fécondité ne fut guère payante. En vérité, aucun de ces ouvrages ne remporta un franc succès et ne lui permit de damer le pion à ses rivaux de l’Opéra de la Noblesse. Composé en moins d’un mois (15 septembre -14 octobre 1736) et créé à Covent Garden le 12 janvier 1737, Arminio ne connut que cinq représentations supplémentaires avant de sombrer dans un long sommeil dont il ne rejaillira que furtivement le 23 février 1935, à Leipzig, dans un arrangement de H. J Moser et M. Seiffert. Il lui faudra encore attendre plusieurs décennies avant d’être remonté sur le sol britannique qui l’a vu naître, ce sera à l’Unicorn Opera d’Abbingdon, qui programmera douze opéras de Händel entre 1959 et 1974 dont Arminio en 1972. La présente intégrale – qui n’est que la seconde après celle d’Alan Curtis en 2000 – a été gravée à Athènes en septembre 2015, longtemps donc avant le spectacle mis en scène par Max Emanuel Cencic en février dernier à Karlsruhe pour la trente-neuvième édition du Händel-Festpiele. On jurerait pourtant qu’elle a été captée dans la foulée d’une représentation tant elle semble gorgée de vie et traversée d’un irrésistible élan.
Händel a jeté son dévolu sur une pièce d’Antonio Salvi mise en musique dès 1703 par Alessandro Scarlatti, avant d’être reprise, entre autres, par Caldara, Steffani, Hasse et Galuppi. Arminius, prince des Chauques et des Chérusques, peuples germains, est non seulement fait prisonnier par le général romain Varus, mais découvre aussi que son adversaire fait les yeux doux à son épouse, Thusnelda. Le père de cette dernière, Ségeste, entrevoit les avantages qu’il pourrait tirer d’une pax romana et remet l’épée d’Arminius à Varus, mais le prince refuse la clémence que Rome lui promet s’il consent à reconnaître son autorité et se voit condamner à mort. Apprenant la trahison de Ségeste, la sœur d’Arminius, Ramise, décide de rompre avec Sigismond, qui n’est autre que le frère de Thusnelda. Inutile de dévoiler les rebondissements d’une intrigue relativement simple et, a priori, lisible, n’étaient les interventions souvent maladroites d’une main anonyme. Si David Vickers reconnaît, dans son texte de présentation, que les 1323 vers de récitatif de Salvi ont été « impitoyablement condensés » en à peine plus de 300 vers, il évite d’en aborder les conséquences pour se focaliser sur la distribution et la manière dont le Saxon l’a mise en valeur. Or, ces coupes claires obscurcissent plus d’une fois les mobiles des protagonistes et fragilisent la construction dramatique d’Arminio. Alan Curtis n’éludait pas le sujet, mais relevait que « Haendel savait néanmoins déceler, même en deçà du texte dramatique le plus artificiel et indigent, la vérité des émotions humaines, pour communiquer ces sentiments, avec une authenticité sur le plan psychologique pour le moins stupéfiante, à travers une musique qui, bien qu’ayant recours encore et toujours à des clichés identiques, n’en est pas moins étonnamment adaptée, d’une touchante beauté et souvent d’une saisissante invention. »
L’ouverture en si mineur, dont on comprend qu’elle ait suscité l’admiration de Burney, donne le ton : on retrouve dans cet allegro hyper dramatisé la patte ou plutôt la poigne, musclée mais féline, de George Petrou. Bien plus que Giulio Cesare ou Tamerlano dont il a signé de somptueux enregistrements, Arminio a besoin d’un chef capable de lui donner ce qui s’apparente encore souvent chez Händel à un traitement de choc : une vision, forte et cohérente, autour de laquelle fédérer le plateau, nourrie tant par l’énergie du théâtre que par une analyse fouillée de l’œuvre qui ne laisse rien au hasard. Comme Jacobs, Minkowski, Rousset ou Fasolis, Petrou fait partie de ces rares musiciens qui prennent au sérieux le drame haendélien et, surtout, qui ont les moyens de leurs ambitions, réussissant à nous faire oublier les années de vaches maigres dominées par la tiédeur affadissante des McGegan et consort. Petrou ose parfois des tempi très vifs, des phrasés anguleux et une accentuation surpuissante qui ne seront pas du goût de tout le monde, mais le geste n’est jamais gratuit ni systématique, il prend même tout son sens lorsqu’il se trouve également incarné par des interprètes de la trempe de Max Emanuel Cencic et Layla Claire. L’éloquence de leur échange, dès le début du drame, nous prépare à l’agitation de ce duo où leur angoisse, cristallisée, n’en est que plus palpable (« Il fuggir, cara mia vita »). Ainsi vivifié, le premier acte file d’une traite et ce malgré une inspiration inégale qui, comme souvent dans les œuvres moins abouties du Saxon, se bonifiera pour culminer au troisième.
Chaque tableau, même le plus bref, est parfaitement caractérisé, George Petrou n’ayant pas son pareil pour planter le décor. Prenons, au hasard, l’entrée de Sigismond (I, 6), qui émerge d’un rêve : il faut entendre comment le chef réussit en quelques notes à instaurer un climat d’inquiétante étrangeté. De même, s’il renouvelle l’accompagnement des récitatifs, ce n’est pas qu’il cherche à flatter l’oreille, mais plutôt à coller au mieux à la situation tout en épousant la fluctuation des sentiments. Hormis la basse continue pour laquelle George Petrou préfère une contrebasse à l’archiluth retenu par Alan Curtis, son Armonia Atenea aligne exactement les mêmes effectifs qu’Il Complesso Barocco, conformément aux exigences d’une partition qui recourt aux vents (en particulier des paires de hautbois et de cors) surtout au troisième acte. En revanche et avec tout le respect que nous inspire le pionnier américain, un monde sépare les deux formations et les lectures de leurs directeurs. La comparaison peut même s’avérer cruelle, par exemple dans le très original duetto de Thusnelda et Ramise « Quando più minaccia » (III, 3), où tout oppose la raideur pesante de Curtis, la sécheresse des cordes du Complesso Barocco et l’extrême fluidité de Petrou, la séduction sonore de son Armonia Atenea. Certes, ce dernier a pu se reposer sur le travail de la Hallische Händel-Ausgabe et peaufiner son interprétation quand son aîné, quinze ans plus tôt, devait établir sa propre édition d’Arminio en corrigeant les erreurs de Chrysander.
Le rôle-titre, destiné au castrat Domenico Annibali, sollicite moins sa vaillance que ses ressources expressives et Max-Emanuel Cencic parvient encore à nous surprendre. Unique solo au premier acte, le fier et majestueux « Al par della mia sorte è forte questo cor » (I, 4) consacre d’entrée de jeu la stature de l’intrépide Germain auquel sied idéalement ce timbre mordoré et d’une densité exceptionnelle pour un contre-ténor. L’air de prison en fa mineur « Duri laci, voi non siete… » (II, 3) confine au sublime et il nous semble découvrir de nouvelles couleurs, des dégradés inédits dans « Vado a morir » (II, 9) ou dans l’accompagnato « Fier teatro di morte » (III, 1) où affleure le souvenir de César (« Alma del gran Pompeo »). C’est peut-être un truisme, mais force est de reconnaître une fois encore que l’intégralité d’un rôle s’avère autrement intéressante que le plus éclectique et brillant des récitals, Arminio ne dérogeant pas à la règle et nous offrant l’opportunité de (re) prendre la mesure du talent de Max-Emanuel Cencic.
Elle nous avait fait forte impression au Concours Reine Elisabeth il y a une dizaine d’années, mais Layla Claire sera sans doute une découverte pour beaucoup, puisque ce soprano canadien s’est encore relativement peu produit en Europe et, sauf erreur, n’avait encore jamais enregistré d’opéra. Thusnelda ne compte pas vraiment parmi les héroïnes majeures de Händel, Ariana ou Ginevra, pour ne citer que des rôles également conçus pour Anna Maria Strada del Pò, retiennent davantage l’attention, mais Layla Claire lui confère un relief appréciable et son lyrisme rayonnant (la sicilienne « Rendimi il dolce sposo », II, 10 ; « Tra speme e timore mi palpita il cor », III, 5), quand ce n’est pas son grain, ne sont pas sans évoquer Lynne Dawson. Seul castrat pour lequel Händel écrivit un contre-ut, Gioacchino Conti dit Il Gizziello campait le secondo uomo, Sigismondo, prototype du héros indécis, déchiré entre l’amour d’une belle et sa loyauté filiale. « Quella fiamma » (II, 8) et sa partie obligée de hautbois jouée lors de la création par Sammartini ne tient pas toutes ses promesses, desservie par l’aigreur de certaines attaques du sopraniste Vince Yi. Le choix de cette voix si particulière, à la fois juvénile et pincée, nous laisse perplexe, cependant, le chanteur coréen, qui succéda brillamment à Philippe Jaroussky lors de la reprise de L’Artaserse de Vinci à Versailles, laisse parfois s’exprimer un tempérament riche de promesses (« Posso morir, ma vivere », I, 8) et sait trouver des accents désarmants dans le plaintif « Non son sempre vane larve » (I, 6) grâce auquel son personnage fait une entrée remarquée.
Victime du remaniement opéré par le librettiste anonyme, Ramise, la farouche sœur d’Arminius, perd la moitié des airs qui lui étaient destinés chez Salvi, soit trois sur six, mais Ruxandra Donose ne s’avoue pas vaincue et redouble d’engagement (« Niente spero, tutto credo », II, 7) dans cette partie peu gratifiante et plutôt grave pour ce mezzo couronné de brillants aigus. Autre figure malmenée chez Händel alors qu’il s’agit tout de même du principal ennemi d’Arminius, Varus n’a plus que deux numéros au lieu de cinq, mais le compositeur sertit « Mira il ciel » (III, 2), page démonstrative dans laquelle le général romain se compare à Hercule, dans une luxueuse texture orchestrale où dialoguent hautbois et bassons – un lot de consolation auquel fait honneur le ténor robuste et conquérant de Juan Sancho. Xavier Sabata ne démérite pas en tribun (Tullius), second couteau lui aussi réduit à deux airs d’honnête facture, quant au détestable Ségeste, il perd la séduction que pouvait lui prêter Pavel Kudinov à Karlsruhe pour arborer dans son unique numéro (« Fiaccherò quel fiero orgoglio », I, 5) l’étoffe rugueuse de Petros Magoulas.
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