Les œuvres de ces deux compositeurs n’étaient guère connues que des spécialistes. Voici le premier enregistrement de bon nombre de pièces profanes. Hugo et Arnold, deux Liègeois de la première moitié du XVe siècle, sans doute frères ou cousins, à moins qu’ils ne soient simplement originaires d’un même lieu, séjournèrent à Venise. Ils suivirent en cela leur illustre compatriote Ciconia, qui avait partagé sa carrière entre l’Italie et la principauté épiscopale, une génération auparavant. Ils nous laissent également des fragments de messes, des motets et des chansons. Arnold fut chantre à la chapelle pontificale en même temps que Dufay, auquel on a parfois attribué telle œuvre de Hugo. Outre l’intérêt historique que présente leur œuvre, à mi-chemin entre Machaut et Dufay, cet enregistrement se signale par sa séduction, une forme raffinée d’hédonisme courtois. Baptiste Romain combine avec intelligence et goût les voix (deux sopranos et deux ténors) et le riche instrumentarium de son ensemble. Dès la première pièce (Per amor de costey), on est plongé dans ce qui reste de l’Ars Nova. Avec une grande élégance, un raffinement vocal et instrumental rare, les voix se marient au timbre des deux vièles et de la flûte. Bien que proches, les œuvres de Hugo et d’Arnold se distinguent : Hugo, davantage tourné vers le passé, cultive un art inspiré par le rondeau français et la canzone italienne, avec un jeu subtil d’imitations à la quinte ; Arnold illustre une grâce mélancolique, parfois contemplative. Son « Las, pouray je mon martire celer », avec ses tenues initiales, confié aux quatre voix, s’inscrit aussi dans la descendance de Machaut. Le riche programme nous propose ainsi une vingtaine de pièces. Le motet triple Hélas , amour, que ce qu’endure, de forme archaïque, surprend. Tout comme Tota pulchra es, ici arrangement profane du Cantique des Cantiques (4-7, 11, 8), dans deux versions consécutives (instrumentale et vocale). Malgré le raffinement rythmique rare de l’Ars subtilior, les voix développent leurs lignes souples et tissent une polyphonie que rien ne distingue des pièces religieuses dans « Je suis exent entre aman pour amour », qui ne manque pas de nous émouvoir. Le poème de Plaindre m’estuet de ma damme jolye , où l’amant trompé exprime son incompréhension, sa déception et son désir d’en trouver une autre, comporte une bonne dose d’humour, crypté à travers un savoureux acrostiche : « Putain de merde ». Comme quoi l’amour courtois et le raffinement extrême font ici bon ménage avec la facétie la plus grossière. Toutes les pièces sont des rondeaux, à l’exception de Puisque je suy cyprianés, sur laquelle s’achève l’enregistrement. L’amoureux chante en voguant vers Chypre où l’attend sa belle : les vièles mariées au luth, aux timbres savoureux, introduisent les voix, empreintes d’une joie sereine.
Riche et original programme dont la polyphonie modale, les cadences spécifiques, les couleurs participent d’un climat qui surprendra et séduira certainement l’auditeur. L’alternance de pièces mélancoliques, voire attristées, et de chansons joyeuses, la variété des instrumentations permettent d’échapper à la monotonie. La fraîcheur des voix, la diversité des restitutions, la délicatesse et la vie confèrent à cet album un intérêt qui outrepasse le cercle restreint des spécialistes. Ricercar poursuit son entreprise avec toutes les qualités éditoriales qui lui sont propres : une curiosité insatiable, des interprètes de haut vol, pleinement engagés, une prise de son remarquable et un livret particulièrement bien documenté.