Vous aimez les OVNI lyriques ? Alors plongez avec délectation dans les déferlements orchestraux et vocaux de Lord Byron’s Love Letter, un opéra de Rafaello de Banfield. Il est si agréable de succomber, de temps en temps, à des plaisirs inavouables et tellement à contre-courant du culturellement correct ! D’abord un bon livret : La Lettre d’amour de lord Byron, écrite par Tennessee Williams juste après la guerre, est une sorte d’esquisse de ses chefs d’œuvres futurs comme Soudain l’été dernier (1959) où il évoque à nouveau des amours fantasmées et illicites, sous le soleil d’Orient. Dans cette courte pièce, une vieille dame et sa petite fille, qui vivent recluses à la Nouvelle-Orléans, prétendent détenir une lettre d’amour que Lord Byron aurait écrite à la veuve américaine, lors de leur rencontre en Grèce, peu avant la mort du poète. Pour un peu d’argent, elles la montrent aux visiteurs curieux, tel ce vieux couple, en goguette au mardi gras louisianais. Ne dévoilons pas le dénouement, ce serait dommage. Du pain béni pour un compositeur d’opéra comme Rafaello de Banfield dont l’oeuvre et la vie ont tant de points communs avec celles de Giancarlo Menotti.
Tous deux italiens d’origine (les Banfield sont Triestins) et profondément anglo-saxons de culture, tous deux passionnés de littérature, tous deux membres d’une jet set internationale au sein de laquelle ils ont forgé de solides amitiés (pour Banfield, il s’agit d’Herbert von Karajan, Leonard Bernstein, Roland Petit, Francis Poulenc, et Leonor Fini). Tous deux inséparables, au point de diriger l’un et l’autre le Festival des Deux Mondes à Spoleto où Banfield succède à Menotti, son fondateur, de 1978 à 1986. Cette trajectoire explique aussi cette musique apparemment anachronique (C’est paradoxalement ce qui en fait aujourd’hui l’intérêt). Même si la postérité retiendra davantage Menotti que Banfield, il faut féliciter la firme NAXOS de redonner vie à cette oeuvre oubliée, dans l’excellente collection « Great Opera Recordings ».
Elève d’Henri Busser et de Nadia Boulanger à Paris, Banfield s’est aussi nourri, plus que Menotti, de musique germanique, tant celle de Vienne ou de Berlin que celle de l’exil en Californie. Strauss et Korngold se mêlent à Gounod et Vincent d’Indy (par le truchement de Busser et Messager voire de Canteloube, populaire aux Etats-Unis), avec un zeste de cette musique lyrique américaine qui vit alors un âge d’or. C’est l’époque où leurs collègues et amis composent de grands opéras américains : l’ami Menotti d’abord (Saint of Bleeker Street 1954), et Aaron Copland (Tender Land 1954), Carlisle Floyd (Susannah, 1955), Douglas Moore (Ballad of Baby Doe,1956) et Samuel Barber (Vanessa, 1957, sur un livret de Menotti).L’opéra Lord Byron de Virgil Thomson est plus tardif (1966-68).
En France, c’est à Louis Ducreux qu’on doit la découverte de Rafaello de Banfiel quand il crée, en 1969, à Marseille le Colloquio col Tango (Tango pour une femme seule) lors de son deuxième mandat à la tête de l’Opéra phocéen. Le public adore, mais voilà : 1968 est passé par là et la critique trouve cette musique « peu défendable » (sic) au profit du sérialisme plus strict, et donc plus vertueux, d’Antonio Bibalo (1922-2008) dont Le Sourire au pied de l’échelle partage l’affiche avec l’opéra de Banfield et que le public houspille. Renée Auphan, alors assistante de Ducreux, n’a jamais oublié le succès du Tango et avait même songé à Berganza pour le remonter dans son Opéra de Lausanne.
Jugez donc sur pièce ce Lord Byron’s Love Letter et, si vous ne deviez écouter qu’une seule scène, choisissez l’ample lyrisme, à la Chausson, de la scène 4 (plages 5 et 6), quand les deux femmes évoquent cette rencontre imaginaire, dans l’aveuglement de l’amour et du soleil, au pied de l’Acropole. Ce pourrait être convenu, c’est superbe tout simplement. L’œuvre, qui exige de grandes voix, est chantée admirablement par Astrid Varnay, alors au sommet de sa carrière wagnérienne au Met et à Bayreuth, et Gertrude Ribla, dans un rôle écrasant parsemé de Si naturels redoutables (une tessiture éprouvante qui pardonne quelques écarts de justesse). Eugene Ormandy la fit triompher dans une Marie inoubliable (Wozzeck) que NAXOS propose judicieusement en bonus. Un OVNI ? Sans doute. Un plaisir qu’on risque d’oublier bientôt ? Pas si sûr, car l’œuvre s’écoute et se réécoute avec intérêt, et puis, pour moins de dix euros, ce serait dommage de se priver d’un péché si séduisant et tellement moins véniel qu’il n’y paraît !
Marcel Quillévéré