Avec son premier récital au disque, le bien nommé Surprise, Measha Brueggergosman réussissait une entrée originale et remarquée dans le monde lyrique. A l’époque, elle disait rêver de Marie dans Wozzeck, Jenufa, Madame Lidoine et même d’Elektra1. Des ambitions qui, sortant des sentiers battus d’ordinaire par les jeunes cantatrices, dénotait une personnalité à suivre. Pour son deuxième témoignage discographique, la soprano canadienne continue de surprendre en préférant de nouveau le recueil de mélodies à la compilation d’airs d’opéras que l’on était en droit d’attendre. Mais là où d’ordinaire, les chanteurs choisissent un cycle, un compositeur, une période ou un thème (ce qui était le cas de Surprise), Measha Brueggergosman n’a obéi qu’à sa fantaisie. « Nous voulions de la belle musique […] Nous voulions quelque chose de languissant, d’aguichant de romantique, de différent. C’est aussi un répertoire qui me donne la possibilité de vraiment lâcher prise », explique-t-elle pour justifier son choix. D’où une succession de titres qui mêlent les langues – français, espagnol, portugais, anglais, allemand – et les époques, de Mozart à Hime en passant par Schubert, Duparc et Richard Strauss. Un ensemble hétéroclite de pièces pour voix et piano, réunies sous le titre prétexte de Night and Dreams (nuit et rêves), qu’il faut, pour pouvoir apprécier, envisager d’un seul tenant. Une somme de musiques qui ne peut être goûtée que si l’on accepte de passer sans transition de Fauré à Montsalvage ou de Strauss à Warlock. Le contraste n’est d’ailleurs pas si saisissant. C’est l’une des réussites de cet enregistrement : avoir donné à un tel patchwork une unité, mieux une harmonie, avoir concilié ce qui a priori semblait inconciliable : le spleen du « temps des lilas » et la moiteur de « Canción de cuna para dormir a un negrito », le romantisme épanoui de Frantz Liszt et les rythmes chaloupés de Francis Hime. Une réussite à porter au crédit du piano de Justus Zeyen dont le toucher souple se charge d’unifier les teintes, et au travail des ingénieurs du son qui ont trempé l’ensemble des plages dans le même bain, tiède et confortable. Et puis il y a la magie Measha : la caresse d’une voix que, dans sa plénitude, l’on pourrait comparer à celle de Jessye Norman, la rondeur du timbre, la douceur chaude du ton, la sensualité de la ligne troublée simplement par un léger vibrato.
Les choses se gâtent si l’on dissèque la composition. Pris un par un, aucun titre ou presque ne résiste à l’analyse. Il y a dans l’interprétation des excès de langueur, une tendance à arrondir ou mâcher les sons qui donne à ce répertoire un exotisme que les puristes honniront. Les mélodies françaises – près de la moitié du programme – sont disqualifiées par la prononciation. Le texte se transforme en magma, d’une belle consistance parfois, mais comment percevoir la poésie de la musique si l’on n’en comprend pas les mots. Dommage pour les courbes de « Oh ! Quand je dors » qui apparaitraient sinon somptueuses. L’espagnol et le portugais ne semblent pas mieux servis même si la touffeur latine de « Cancion de cuna para dormir a un negrito » et de « Anoitceu » se satisfont mieux d’un certain swing. L’anglais natal et l’allemand assimilé en cinq années d’étude à Berlin paraissent moins cotonneux mais encore plus dénaturés par l’étrangeté de l’approche. Strauss, Mozart, Poulenc, Schubert et les autres servis à la même sauce, tel est donc le prix à payer pour une certaine cohérence.
Avant tout, un disque d’atmosphère.
Christophe Rizoud
1 Cf. l’interview du 6 août 2008