Sorti précisément deux cents ans après la naissance de Franz Liszt (octobre 1811), ce disque consacré à un programme de vingt-trois Lieder a été enregistré au mois de mai dernier, quelques semaines avant le terrible accident qui a frappé la mezzo soprano Elizabeth Kulman, alors qu’elle se préparait à débuter en Brangäne*. Alors que l’on pouvait craindre que les cordes vocales soient gravement lésées, les dernières nouvelles sont excellentes et la chanteuse autrichienne doit remonter sur scène début décembre, à la Staatsoper de Vienne, dans le rôle de Gaea (Daphne), avant un programme de nouveau chargé au premier semestre 2012.
Il y a de quoi se réjouir car voilà une des artistes lyriques les plus intéressantes du moment qui préfère une démarche artistique approfondie au star system (voir l’entretien qu’elle nous a accordé en mai 2011), comme l’illustrent ses deux premiers disques consacrés à Mahler et Moussorgski. Pour son nouvel opus, pas de CD carte de visite enchaînant les tubes inutiles. Edité par Preiser records, il est entièrement consacré à Franz Liszt. Avec lui, beaucoup d’auditeurs iront de découverte en découverte.
C’est d’abord un magnifique objet, avec une recherche esthétique appréciable et des photos très réussies, non dénuées d’humour (la couverture montre la mezzo dans une somptueuse robe fuschia et son pianiste dans un fiacre très Mitteleuropa tiré… par un piano à queue !). Chaque Lied est accompagné d’un court texte rédigé par Elisabeth Kulman elle-même, dans des termes très personnels. Avec son pianiste, Eduard Kutrowatz, né comme elle à quelques kilomètres du lieu de naissance de Franz Liszt, elle démontre une intimité avec le compositeur, d’autant plus remarquable que le cosmopolitisme est le facteur commun du programme.
Pas moins de six langues le composent (allemand, français, italien, anglais, russe et hongrois), sans que cela créée une quelconque gène, bien au contraire. Elisabeth Kulman maîtrise admirablement les six idiomes et on ne perd pas un mot de « Jeanne d’Arc au bûcher » ou d’ « Angiolin dal biondo crin ». En russe, le CD propose le premier enregistrement mondial d’un Lied retrouvé à Budapest, composé sur un texte de Tolstoï. Autre particularité permise par la technologie, Elisabeth Kulman chante en duo… avec elle-même dans le Lied qui conclut le programme comme une prière vespérale et silencieuse face à la mer.
Proposer un tel programme est toujours risqué : le compositeur n’a pas conçu ce « cycle » recomposé et c’est aux interprètes de donner vie à l’histoire qu’ils ont imaginée. Le pari est tenu et le voyage se suit, se vit, avec le plaisir du passager d’un bateau qui descendrait le Danube, de la forêt noire à la Hongrie. Elisabeth Kulman réussit à varier les couleurs, les tons, les personnalités. Quoi de comparable entre l’écriture des « trois tsiganes », par moment héroïque, et la scène de la tombe et la rose ? Mais, toujours, le timbre est rare, très homogène sur toute la tessiture, facile dans l’aigu et convaincant dans le grave.
Ces routes bien ancrées dans l’Europe de Liszt ouvrent en tout cas de belles perspectives lyriques. On devine, avec plaisir et impatience, les Marguerite et autres Charlotte, qui, demain, rempliront l’agenda d’Elisabeth Kulman.
* Voir la brève que Forum Opera avait consacrée à l’accident.