De Mosè in Egitto à Mosè tout court, il y a bien plus qu’un complément de détermination. Le premier appartient à la période napolitaine de Rossini, de 1815 à 1822, cet âge d’or où entouré des meilleurs chanteurs de la Péninsule – Colbran, Nozzari, David… –, le compositeur écrivait des opere serie à la mesure de ses interprètes. Le second est la version italienne de Moïse et Pharaon ou le Passage de la mer Rouge, un grand opéra sur un livret en français de Victor-Joseph-Etienne de Jouy, créé le 26 mars 1827 à Paris dont le matériau musical provient en grande partie de Mosè in Egitto. Mais pas seulement, on trouve au premier acte des extraits de Bianca e Faliero et d’Armida. Le succès fut tel que l’avatar reprit aussitôt le chemin de l’Italie où traduit dans la langue de Dante, il relégua durablement aux oubliettes l’original napolitain.
D’une œuvre à l’autre, le livret a subi de sérieuses modifications structurelles et dramaturgiques. Le nombre d’actes a été porté de trois à quatre. Des scènes ont été déplacées et ajoutées, des airs échangés, des noms modifiés, le fils du Pharaon épargné par la malédiction divine. Bref, une chatte n’y reconnaitrait pas ses petits.
Une des dissimilitudes les plus significatives concerne la scène orchestrale des eaux de la Mer Rouge qui à Paris se conclut dans un calme olympien, quand à Naples les légions égyptiennes sont englouties dans un tumulte grandiloquent. C’est à cet endroit précisément que l’on attend Wolfgang Sawallisch capté sur le vif à Rome en 1968, et le résultat s’avère à la mesure de notre attente. Le mur d’eau se dresse à une hauteur vertigineuse et retombe à grand fracas ; le lyrisme puis l’apaisement qui succèdent à la tempête n’en sont que plus saisissants. Cette emphase ne correspond plus forcément au goût de notre époque – on préfère aujourd’hui un Rossini nerveux, moins gravé dans le marbre – mais reconnaissons qu’une telle direction en impose. Mieux, dans une œuvre qui est chorale et instrumentale autant que vocale, elle se justifie. Les forces de la RAI essayent tant bien que mal de se mettre au niveau.
Monumental aussi avec son timbre profond et ses accents féroces, le Mosé de Nicolas Ghiaurov évoque à la fois Zaccharia et Attila égarés au pays de Rossini. Mais le rôle, par la modernité de son écriture, supporte une telle interprétation.
Tout aussi imposante, la Sinaide de Shirley Verrett dépose au pied de l’autel dressé par Sawallisch un chant dont on connaît et apprécie l’invincibilité. Impétueux, zébré de fulgurances, son grand air à la fin du deuxième acte (qui dans Mosè in Egitto était celui d’Elcia, « Porgi la destra ») pourrait, même sorti du contexte, figurer dans n’importe quelle anthologie d’art lyrique.
Avec le reste de la distribution, on redescend sur terre en ces années où les arcanes du chant rossinien attendaient d’être déchiffrés. Disons que l’Amenofi d’Ottavio Garaventa est plutôt moins pire que ce que l’on trouve à la même époque dans ce répertoire. L’aigu est à la traîne mais au moins chante-il juste avec suffisamment de mordant et de conviction pour que le fils de Pharaon occupe peu ou prou son rang.
Dès son premier duo, « Dio, che vegli su me », Teresa Zylis-Gara, sans être idéale, occupe l’espace. La voix a des ressources, le timbre est de feu, le ton princier. La suite tient la route puis, patatras ! Avec ses vocalises au mieux hésitantes au pire en chute libre, le chant se désarticule dans l’aria – splendide – du IVe acte (« Oh, terribile momento ! ») ajoutée par Rossini à l’intention de Laure Cinti-Damoreau, la créatrice du rôle d’Anaide.
Compte tenu de l’obscurantisme rossinien qui alors faisait loi, on passerait l’éponge si douze ans plus tôt, à Rome déjà, Anita Cerquetti, comme possédée, n’avait délivré du même air une interprétation qui, à l’égal du « D’un afflitta il duolo » de Shirley Verrett dans cette version de Mosè, appartient à l’histoire du chant.