En 1789, Mozart réorchestrait Le Messie, que Van Swieten lui avait fait découvrir, en même temps que d’autres, dont l’œuvre pour clavier de Bach. Le souvenir du Cantor lui survivait ainsi, par-delà ses fils. Mais il appartenait à Mendelssohn de lui donner sa place – fondamentale – dans le corpus musical occidental, devenu universel. Ce qui est proprement inimaginable, c’est qu’un gamin de 15 ans, auquel on avait offert une copie de la Passion selon Saint-Matthieu pour son anniversaire, allait oser en arranger la partition pour la donner, à vingt ans, à la Singakademie de Berlin, en 1829, soit cent-un ans après sa création. 150 chanteurs, 70 instrumentistes furent mobilisés pour l’occasion. Ainsi inscrivait-il dans l’histoire la résurrection de Bach, et le début de sa propre célébrité (1).
Après sa mort, le texte de Mendelssohn migra en Grande-Bretagne, son petit-fils léguant la partition à la Bodleian Library d’Oxford. Ce n’est qu’en 2023 que la partition fut éditée par Bärenreiter, autorisant ce premier enregistrement augmenté de parties retrouvées (2).
Par le passé, approcher un répertoire antérieur relevait d’une question pratique consistant pour un compositeur à « personnaliser » le style oublié d’un prédécesseur pour l’adapter à son propre langage (Malcolm Bruno, dans la notice d’accompagnement).
Les violes avaient disparu, exit donc les airs avec viole de gambe solo (« Geduld », n°41 pour ténor, et « Komm süsses Kreuz, n°66 pour basse); la clarinette était devenue l’instrument roi des bois, donc elle remplace le hautbois ; les parties de cordes sont réorganisées. Le piano-forte se substitue au clavecin (ou à l’orgue) pour le continuo. Voilà pour l’orchestration. L’idiome romantique remplace celui du baroque. Le discours lui-même est sensiblement modifié : les récitatifs sont écourtés et intégrés à la trame continue de la musique. Ainsi, la durée est-elle réduite d’un tiers. (3)
Le chef, Christopher Jackson, a fait le choix d’une lecture claire, toujours lisible, le plus souvent retenue, recueillie, à l’égale des peintres nazaréens (4) qu’appréciait Mendelsssohn. L’enregistrement dépasse la simple curiosité, renvoyant les plus âgés des auditeurs aux toutes premières versions enregistrées, empreintes d’une religiosité piétiste, bien qu’à la différence de celle-ci, elles aient été basées sur la première édition monumentale de la Bach Gesellschaft (1854). C’est une histoire touchante qui nous est contée, jamais un drame auquel nous prenons part. Qu’il s’agisse de l’orchestre, des solistes comme des chœurs, c’est propret, consciencieux, mais le souffle fait défaut. Pour autant, la beauté est bien réelle : ainsi l’aria de soprano « Aus Liebe will mein Heiland sterben », aérien, céleste, retenu, désincarné, ainsi celui de basse « Mache dich, mein Herze rein », serein, empreint de joie intérieure. La vigueur est limitée (l’air des trente deniers, n°51, confié lui aussi à la basse). Les chorals sont chantés avec simplicité, sans effets ajoutés comme le pratiquent de nombreux baroqueux, on apprécie. Les grands chœurs, la polychoralité, les chœurs de turba sont impeccables, mais relevant de cette esthétique qui prive l’ouvrage de son caractère dramatique. A cet égard, l’enregistrement – maintenant vieux de plus de trente ans de Christoph Spering, à mi-chemin entre le dolorisme du baroque et le pathétique, est plus proche de nos attentes, même si, historiquement, ce dernier venu paraît plus fidèle à la pratique de Mendelssohn.
L’instrumentation surprend, particulièrement les récitatifs, avec piano, ou aux cordes. La disparition de la viole de gambe et des oboe da caccia, à la verdeur si efficace, appauvrit l’ouvrage. La réécriture est manifeste en de nombreux endroits, mais a parfaitement intégré la pratique du Cantor, au point que l’on doit recourir à la partition pour confirmer son impression (par exemple, l’écriture des cordes dans l’ultime chœur).
Les solistes jamais ne déméritent, et vont même au-delà de nos attentes. Les voix de femme (Clara Rottsolk et Luthien Brackett) ont une fraîcheur juvénile séduisante, la longueur et l’articulation exemplaires. Ténor (Isaiah Bell) et basse (Enrico Lagasca) ne sont pas en reste. L’Evangéliste (Dann Coakwell) est remarquable et on ne saurait lui tenir rigueur de jouer le jeu imposé par la direction, comme Jésus, Judas, Pierre, le Grand-prêtre et Pilate. Les chœurs sont solides, précis, parfaitement préparés, et la qualité de leur allemand, appréciable pour des Américains.
Que ce soit au travers de cet enregistrement (public) d’une grande fidélité littérale et stylistique à la version de Mendelssohn, ou avec la gravure ancienne de Christophe Spering, il faut connaître cette réalisation pour comprendre l’évolution interprétative du chef-d’œuvre.
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1. A la différence de l’héritier, le légataire peut être conduit à prendre des décisions importantes concernant les biens du défunt. Mendelssohn reprendra cette Passion en 1841 à la Thomaskirche de Leipzig, où il dirigeait le Gewandhaus Orchester. 2. Cependant, dès 1992, Christoph Spering en gravait la version 1841 (Opus 111/Naïve), ensuite en 2000 puis 2015, György Vashegyi la donnait à Budapest avec son Purcell Choir et l’Orfeo Orchestra, sur instruments d’époque (un CD d’extraits). 3. Toutefois ces altérations manifestes sont moins importantes que celles que Mozart imposait au Messie, à la demande de Van Swieten. Elles sont de même nature que le traitement que Berlioz faisait subir à l’Orphée de Gluck (transcrit pour Pauline Viardot, mezzzo, arrangé à partir des versions italienne et française, réorchestré pour instruments « modernes », avec une fin écourtée et modifiée). 4. Ferdinand Olivier, Führich, Koch etc., dont la douceur un peu sucrée traduit une vision qui marquera l’imagerie pieuse durant plus d’un siècle. On est très loin de l’expressionnisme des Passions de Dürer.