Chacun connaît cette cantate et a en tête l’air de basse, chargé d’émotion puisqu’il est un appel à quitter ce monde de souffrances pour un au-delà radieux. Cet air, chanté par notre soprano, figure dans le récital. Mais « ich habe genug » est aussi une expression courante, que l’on peut traduire par « j’en ai assez », ou encore « j’en ai marre ». Cette ambivalence traduit bien le sentiment que l’on éprouve à l’écoute de cet enregistrement. De même, son titre – « Rédemption » – associé à Bach, renvoie aux notions de faute, de rachat, de pardon et de délivrance. Ces pages que l’on aime supportent qu’on leur inflige des traitements surprenants, mais, simultanément, ces derniers peuvent susciter l’irritation ou le rejet.
Les plus anciens se souviennent de Felix Prohaska, pour ses enregistrements viennois de l’après-guerre. Sa petite-fille, Anna, soprano lyrique installée à Berlin, a baigné dans la musique dès son plus jeune âge. Forte d’une carrière où la musique contemporaine est largement illustrée, collectionnant les récompenses, elle a enregistré cet album en juin dernier, entre les deux vagues de la pandémie.
Dès la première plage (« Bete aber auch dabei »), on est partagé entre étonnement et profonde déception : intonation fréquemment au-dessous d’une justesse pleinement satisfaisante, attaques incertaines gâchent notre plaisir. L’aria d’ouverture de la cantate « Weichet nur, betrübte Schatten » (19) n’est pas moins décevante. L’intensité expressive d’Anna Prohaska est constante. Presque toutes les arias sont chantées comme si elles appartenaient à un opéra expressionniste. La ligne vocale est fortement accentuée, surarticulée, il faut chercher le legato. Pourtant, l’outil paraît sain, avec des graves solides, le timbre charnu, fruité, l’agilité évidente (« Wie zittern und wanken »), la voix longue, on ne comprend pas.
Trois solistes accompagnent Anna Prohaska pour chanter les chœurs. Ils gomment ces travers et nos réserves tombent alors, l’équilibre et l’harmonie sont savamment dosés, aucun chanteur ne démérite. Les pages instrumentales sont réussies, encore que leur choix interroge. Réduire les chorals à des ensembles instrumentaux est légitime, mais confier la partie de soprano au violon dans l’aria « Schafe können sicher weiden » de la cantate de la chasse paraît saugrenu dans un tel contexte, quelle que soit la beauté de l’ensemble.
Si la succession des plages évite soigneusement les ruptures tonales, si les interventions instrumentales renouvellent l’attention, le projet déconcerte : des airs, des chœurs et des chorals se succèdent, empruntés à des cantates très diverses. Où est la cohérence ? Ainsi, cinq des sept numéros de la cantate 105 «Herr, gehe nicht ins Gericht mit deiner Knecht» sont présentés, dans le désordre, parfois séparés par d’autres pièces. Ne manquent qu’un trio et un chœur. Pourquoi avoir renoncé à la donner dans son intégralité ?
Ces réserves majeures sont d’autant plus affligeantes que la formation instrumentale fait preuve d’une rare qualité. Bien que fort nombreuse, elle n’est jamais lourde ni confuse. La direction de Wolfgang Katschner, très fouillée, sachant équilibrer, éclairer les contrepoints, colorer l’instrumentation, communique une dynamique remarquable. On aurait plaisir à retrouver cet ensemble, seul ou avec d’autres chanteurs, dans son répertoire d’élection.
Pour finir, la chaconne de la cantate 150, à laquelle tous les solistes vocaux sont conviés, est heureusement réalisée et réussie. Mais une surprise attend l’auditeur : non mentionnée dans le livret d’accompagnement, une plage de bonus achève de CD. Un ostinato s’installe, avec le déhanchement d’un blues. Aux instruments baroques s’ajoutent le saxophone et la batterie pour permettre des improvisations jazzy de la chanteuse, avec des contrepoints inspirés par Bach. Manifestement, Anna Prohaska trouve les intonations idoines pour cette pièce où elle prend un plaisir manifeste. Pourquoi pas ? Ce défoulement, comme la fébrilité de ses lectures peuvent s’expliquer par les conditions d’enregistrement, imposées par les restrictions sanitaires.
La brochure trilingue comporte les textes chantés, mais ceux-ci ne sont traduits qu’en anglais.