Née en 1931, Sofia Goubaïdoulina appartient à cette génération de compositeurs pour qui l’opéra était un genre suspect, voire honni, mais elle a produit en 2000 une Johannes Passion qui montre qu’elle s’intéresse aussi au chant. S’il lui est régulièrement arrivé d’écrire pour chœur ou pour voix solistes, ce ne sont pourtant pas ces œuvres qu’on entend le plus en Occident.
Installée en Allemagne depuis 1992, Goubaïdoulina s’y est bientôt intéressée à l’œuvre de l’humoriste Christian Morgenstern (1871-1914), dont les quelque soixante-dix poèmes absurdes réunis en 1905 sous le titre de Galgenlieder (« Chants du gibet ») ont attiré l’attention de plusieurs autres compositeurs : entre autres, Paul Hermann Franz Graener les utilisa dès les années 1920 pour deux cycles, et après la Deuxième Guerre mondiale, Friedrich Gulda proposa Sieben Galgenlieder. Plus près de nous, dans l’espace comme dans le temps, Vincent Bouchot a mis en musique cinq mélodies d’après le poète allemand, notamment le même « Mitternachtsmaus » qui ouvre le cycle composé par Goubaïdoulina ; Sandrine Piau les a enregistrées sur son disque Après un rêve (voir recension).
Les Galgenlieder de la compositrice russe rassemblent quatorze pièces courtes, qui furent d’abord quinze, dans une première version conçue en 1996, « à 3 », pour mezzo-soprano, percussions et contrebasse. De 1997 date la présente version, à laquelle s’ajoutent la flûte et le bajan, sorte d’accordéon russe, instrument que le compositeur aime à employer dans sa musique pour orchestre.
Après la dernière mélodie, la plus longue, qui dure un peu moins de neuf minutes, les plus développées sont « Der Tanz » et « Das Gebet ». Trois plages sont purement instrumentales (« Improvisation », « Die Prozession » et « Das Spiel II »). « Fichtes Nachtgesang » a été écrit par Morgenstern sans mots ni lettres, en n’indiquant que des syllabes à accentuer et d’autres à ne pas accentuer, et une des quatorze mélodies est composée sur une seule lettre, avec vocalises, roulades, comme s’il s’agissait de parodier les procédés d’autrefois (« Das Spiel I »).
De fait, la plupart de ces mélodies renvoient au contraire à une modernité extrêmement datée, à une époque où les compositeurs semblaient prendre un malin plaisir à malmener la voix de leurs interprètes. Un effet particulièrement prisé semble être la rupture de style, par laquelle on demande à la soliste d’émettre soudain une ou deux syllabes en se raclant la gorge de manière abjecte, comme si elle vomissait sa note au lieu de la chanter. Barbara Höfling se prête de bonne grâce à ce genre d’acrobaties. Certains passages sont pourtant beaucoup plus mélodieux, voire dansants. Pour la fin du cycle, « Das Mondschaf » reçoit en revanche un traitement beaucoup plus intéressant ; c’est un vrai lied, pour lequel Goubaïdoulina utilise tous les instruments et la voix de manière beaucoup moins spartiate, en même temps, avec un résultat beaucoup plus intéressant, le texte s’avérant lui aussi un peu plus profond.