Le Château de Barbe-Bleue est de ces chefs-d’œuvres à la fois ingrats et inratables. Ingrat, car la plupart du temps présenté à un public qui ne peut se faire la moindre idée de ce qui se dit dans le détail. La langue hongroise ne ressemble à aucune autre, et le livret nébuleux de Béla Balázs perd une bonne partie de sa saveur à la traduction. Inratable car son format idéal et sa dramaturgie bien huilée font passer cette petite heure de musique sans aucun ennui. L’enregistrement récemment paru chez Bis confirme cette dichotomie.
Il n’y a rien à reprocher formellement à la distribution. Les deux chanteurs semblent jouer sur du velours pour ce qui est de l’élocution et de la compréhension du texte, car après tout, le finlandais et le hongrois sont apparentés. L’homogénéité entre les registres fait de la basse de Mika Kares un interprète de choix pour le rôle du comte pas si sanguinaire que ça. Szilvia Vörös est un grand mezzo dramatique avec des graves à revendre. Ses aigus manquent-ils encore d’assurance ? Le contre-ut de la cinquième porte nous paraît un peu étriqué, et les autres percées de registre semblent encore à affermir.
Est-ce notre mauvaise compréhension du hongrois qui nous pousse à faire plus attention à la musique ? Chose est que la prestation musicale des deux chanteurs nous paraît en retrait par rapport aux couleurs proposées par la partition. On quitte rarement le domaine confortable du mezzo forte, alors que la musique nous y invite régulièrement. Gageons que ce léger défaut d’investissement est avant tout l’inévitable effet secondaire de l’enregistrement d’une pièce qui gagne tant à être vue en vrai.
La véritable satisfaction est amenée par Susanna Mälkki à la tête de l’Orchestre philharmonique de Helsinki. La cheffe finlandaise propose une lecture très souple de l’œuvre, tout en faisant ressortir les qualités de son orchestre (excellente petite harmonie). La prise de son impeccable des studios Bis souligne élégamment chaque détail d’orchestration de Bartok.
Avec des chanteurs un peu en retrait, mais un orchestre en plus grande forme, cet enregistrement est celui d’un château somptueux, mais qui peine à être habité de ses protagonistes.