Pourquoi graver une nouvelle Norma ? La réponse se trouve sans doute dans le visage entouré de flammes rouges qui accueille l’amateur sur la pochette du CD. On comprend bien ce qui amène les équipes de Prima Classic (la maison de disque fondée par Marina Rebeka) à arguer d’une nouvelle édition critique, dont les choix sont déclinés et justifiés par un article de Roger Parker inclus dans le coffret. Entre autres, « Casta diva » est chanté en sol majeur et non dans sa version abaissée d’un ton, le terzetto de l’acte I « Oh ! Di qual sei tu vittima » réintègre les strophes d’Adalgisa et le chœur « Guerra, guerra » du second acte se termine par un retour au thème de la sinfonia d’ouverture. Quoique ces choix d’édition n’aient rien de négligeable, c’est bien pour la soprano lettone que l’on attendait la sortie de ce disque et c’est pour elle encore qu’on le recommandera sans réserve, ainsi que pour sa comparse Karine Deshayes.
Marina Rebeka, qui a souvent revêtu la robe de la prêtresse gauloise, s’est imposée comme une des meilleures interprètes du rôle dans sa génération. L’enregistrement en donne une preuve incontestable et bienvenue, tant la voix remplit avec réussite les exigences démesurées du rôle. Sa Norma, terrible et menaçante dans son récitatif d’entrée, sait se faire juste après d’une douceur infinie, tout en legato, en risquant des aigus pianissimi à frémir. Les profondeurs caverneuses de ses graves (parfois un peu appuyés, mais qu’importe !) et le sens dramatique conféré aux ornementations, par ailleurs réalisées avec une netteté admirable, renforcent son incarnation. On tremblerait, à la place du malheureux Pollione, face au déluge de notes assassines dont la soprano l’accable dans « In mia man ». La captation permet que chacune de ses interventions paraisse sculptée sur mesure. Norma, ici, est une majestueuse et robuste statue de marbre, dont mêmes les sanglots et la douceur sont plus grands que nature. Il n’y a qu’au moment de recommander ses fils à son père, avant de monter sur le bûcher, qu’elle révèle une part de fragilité bouleversante. Quelques aigus paraissent un peu tendus mais la conjonction de l’art belcantiste et de la force dramatique emporte toutes les remarques et l’on ne peut que se réjouir à l’idée que Marina Rebeka sera celle qui incarnera Norma pour son retour à la Scala en juillet prochain, après presque un demi-siècle d’absence.
Karine Deshayes est l’autre bijou de cette version. On ne peut rêver meilleure Adalgisa que cette voix entre soprano et mezzo, aux aigus faciles et rayonnants, d’une souplesse fascinante et dont le son très travaillé convient bien à la réserve du personnage. La ligne est toujours préservée par un souffle infini et une capacité à enchaîner aigus et pyrotechnies comme s’il s’agissait d’un rien. Ainsi « Sgombra è la sacra selva » est admirable d’intériorité et de finesse. Poursuivant une collaboration belcantiste couverte de succès (déjà pour Norma à Toulouse et plus récemment pour un récital en duo au TCE), Karine Deshayes et Marina Rebeka font la démonstration de l’alchimie exceptionnelle de leurs timbres tout en parvenant à rendre crédible la différence d’âge des personnages. En conséquence, « Oh ! rimembrenza ! » est un modèle du genre, non seulement en termes de beauté vocale, d’ornementation, d’engagement mais par la fusion des voix qui exprime la communion des deux femmes dans l’expression de leur passion. On saluera en outre la reprise ornementée de « Sì, fino all’ore », pour lequel on n’est pas habitué à entendre ce genre de variations.
Pollione est moins bien servi. Non que Luciano Ganci soit dépourvu de moyens : il a pour lui des graves de stentor, des aigus claironnants et une diction parfaite. Mais le rôle ne semble pas vraiment idéal pour sa voix. Des lignes et des ornementations savonnées, des « h » intempestifs entre les notes rapides, un chant tout en forte et en portamenti – autant de traits qui creusent un décalage stylistique entre le général romain et ses contreparties féminines.
Un vibrato un peu trop large et un manque de legato font que l’on a aussi quelques réserves sur l’Oroveso pesant de Marko Mimica. Ses interventions ne sont pas dénuées d’émotions néanmoins, surtout lors du finale. On a, en outre, le plaisir, à la faveur de l’enregistrement, d’entendre distinctement la voix du père de Norma accompagner le chœur Intermezzo dans les nombreux passages d’unisson. Les rôles modestes de Clotilde et Flavio sont respectivement confiés à la Lettone Anta Jankovska et à l’Argentin Gustavo De Gennaro.
Le chef américain John Fiore livre une belle interprétation avec l’Orquesta Sinfónica de Madrid, en résidence au Teatro Real. Il insuffle une tension dramatique très efficace dès les premières mesures de la sinfonia et mène avec réussite l’opéra jusqu’à son acmé.