Voilà un disque qui a besoin de son mode d’emploi. En l’occurrence du livret qui l’accompagne. On y trouve un texte assez malin de Benjamin Appl lui-même, expliquant que le fil rouge de ce programme se faufile entre « la tentation et la chute, l’interdit et la désobéissance, le bien et le mal ». L’adieu au Paradis, la tentation, l’interdit, le tabou, la transgression… voilà l’idée.
L’ivresse en somme, mais qu’en est-il du flacon ? De même qu’il semble hésiter entre plusieurs registres, Benjamin Appl semble ici balancer entre plusieurs voix.
C’est un déconcertant mélange de lieder, de songs, de mélodies et l’on se promène entre Liederabend, salon parisien, music hall londonien et cabaret berlinois. Les époques, les styles s’entrechoquent, dans un parcours que balisent quelques phrases susurrées dans un anglais parlé un peu laborieux (en capitales dans les détails ci-contre). Le premier degré et le second s’entrelaçant indécidablement.
On pourrait dire aussi de cet album qu’il ressemble tout à fait à la photo du livret : séducteur (ce regard de german lover !), assez kitsch (la chemise !), un peu limite. Frôlant le cross over, ce qui est étonnant pour un deuxième disque (le précédent c’était Winterreise, tout de même…).
Benjamin Appl aime plaire, ce n’est bien sûr pas un péché et d’ailleurs il ne manque pas d’atouts…
Mic-mac fantasque
La première écoute, dans la continuité, laisse assez désappointé, voire perplexe, pour ne pas dire agacé. On suggèrera donc de se libérer du mélange des genres, du mic-mac fantasque d’un programme qui fait se côtoyer des pièces qui, plutôt que de se mettre en valeur, se contrarient parfois l’une l’autre. Et d’écouter les items plutôt que l’ensemble, par exemple en commençant par les lieder.
Certains sont chantés avec gravité et délicatesse et c’est assez beau, ainsi les trois Hugo Wolf : Ganymed (malgré un penchant au portamento qu’on retrouvera souvent) est saisi dans une esthétique intime, tout près du micro, et rien ne se perd de la beauté du timbre ; An die Geliebte du même Hugo Wolf, très en confidence, met en évidence ce baryton clair, aux aigus faciles, jouant avec habileté de la voix mixte, fin diseur, sobre et subtil ; le tendre Und willst du deinen Liebsten sterben sehen mêle bouffées de lyrisme et pudeurs. Die Nonne, simple romance de Fanny Hensel, est donnée avec sensibilité, avec de jolis effets entre voix mixte et graves de velours.
Toute séduction dehors
Séduisants aussi les deux Schubert, que Benjamin Appl enchaîne comme dans une Schubertiade entre amis : Heldenrösslein, désinvolte, juvénile, drôle, et Gretchen am Spinnrade, presque murmuré, sans effet, sans insister, sans beaucoup d’émotion non plus, hormis le soudain éclat sur « sein Kuss » et, sur la reprise de la dernière strophe, un tragique qui sonne assez vrai.
Ce grand charmeur est évidemment irrésistible en Lorelei (de Schumann), insinuant et captieux, et quel matelot ne s’y laisserait prendre ? C’est justement ce qui arrive à l’un des deux compagnons du Frühlingsfahrt d’Eichendordff et Schumann, qui cède à l’appel du désir et des sirènes et Appl raconte cette histoire avec une bravoure légère. Cette manière d’understatement, de mi-voix, a quelque chose de rafraîchissant. Le troisième Schumann, Wer nie sein Brot mit Tränen aß, sur un texte de Goethe, menaçant comme un sermon, n’en apparaîtra que plus implacable et fatidique. C’est l’inéluctable damnation qui viendrait nécessairement après le plaisir, et la voix va alors fouiller dans ses tréfonds les plus noirs.
Les délices du péché
Mais avant la damnation, se souvenir des délices de la faute. On rangera au rayon du charme viennois le Rosenband de Richard Strauss, voluptueux jusqu’à son inattendue colorature finale sur « Elysium » et le très amusant air « aus dem Spiegel von Arcadien », valse lente où Schoenberg en 1901 semble pasticher Franz Lehár – soit dit en passant, on verrait bien Appl en Danilo…
L’aimable baryton allemand est très à l’aise dans le répertoire français. On a une préférence pour le À Chloris de Reynaldo Hahn : timbré, fier, mâle et délicat, d’une diction quasi parfaite (ah ! les diphtongues nasales, éternel problème…), tendrement accompagné par James Baillieu, de même que La Chevelure, extraite des Chansons de Bilitis, où Appl n’a pas peur d’aller de diaphanes pianissimos à de percutants forte : là encore, l’attention portée aux mots va de pair avec une santé vocale bienvenue dans un répertoire souvent chanté avec des pincettes.
Même pétulance dans les trois Poulenc, des Couplets bachiques trompetants (mais on ne comprend pas un mot, ça va trop vite), une faussement médiévale et tout à fait grivoise Offrande (avec soupir de plaisir à la fin) et un Serpent (serpent demi-minute) très café-concert.
On rangera dans le répertoire français le Youkali de Kurt Weill, souvenir de son bref passage à Paris et de sa collaboration avec Jacques Deval pour Marie-Galante en 1934, exotisme de papier peint et suavité très Comedian Harmonists, mais quelle drôle d’idée de poser ce tango Arts-Déco juste après le Ganymed de Hugo Wolf.
Du caf’conc’ au music-hall
Côté music-hall, genre Limelight, The Apple Orchard d’Ivor Gurney, d’une voix de crooner, comme l’enjôleur Now Sleeps the Crimson de Roger Quilter, l’exotique To a Devil (en anglais) de Grieg, d’une voix très glamour, un Just a Gigolo, qui n’efface pas Louis Prima et The Snake de Jake Heggie, très Broadway, sont, dirons-nous, sympathiques, davantage qu’indispensables. De même d’ailleurs que les deux passages de l’In Paradisum de Fauré, dans une précautionneuse transcription pour piano de James Baillieu.
En revanche, réussite parfaitement idiomatique, Die Ballade vom Paragraphen 218 de Eisler et Brecht, violente, grinçante, sardonique, donnerait envie que Benjamin Appl poursuive dans cette veine berlinoise.
Le plus beau aura été gardé pour la fin : le Urlicht, de la deuxième symphonie de Mahler, recueilli, sensible et altier, intérieur (comme le piano délicat de James Baillieu), jamais détimbré dans les pianissimos, impeccable de ligne.
Bel aboutissement d’un parcours buissonnier, anecdotique par moments, d’ailleurs enregistré il y a trois ans…
Les deux artistes proposent ce même programme en concert. Lisez ici le compte rendu de leur récital au festival de Saint-Denis.