Comme nous le confiait lors d’une récente interview le ténor Cyrille Dubois, appelé à les chanter lors d’un concert organisé à Venise pour le Palazzetto Bru Zane, les mélodies de Godard valent bien celles de Gounod ou de Massenet. Personne ne prétend que Benjamin Godard soit le mélodiste français scandaleusement oublié, personne n’ira dire qu’il est l’égal de Duparc, de Debussy ou de Fauré. Pour autant, la production du compositeur de Jocelyn dont le Palazzetto Bru Zane organise cette année la redécouverte mérite un coup d’oreille, sans doute davantage que Félicien David ou Edouard Lalo, dont les efforts dans ce domaine n’avaient pas vraiment convaincu, malgré toutes les qualités de Tassis Christoyannis, déjà protagoniste des deux disques susmentionnés, déjà avec Jeff Cohen au piano pour le Lalo. On sait de quoi est capable le baryton grec dans le répertoire français, et hormis quelques broutilles de prononciation (« bourdonnément », quelques n ou m un peu trop audibles dans les nasales), on ne trouvera rien à reprocher à son interprétation de ces pièces, auxquelles il confère la vie souhaitable sans pour autant se croire à l’opéra.
Au cours de sa trop courte carrière – il mourut à 45 ans –, Benjamin Godard eut malgré tout le temps de composer près de 175 mélodies, chiffre record que seul Massenet dépasse ; la plupart d’entre elles sont cependant antérieures à 1876, date après laquelle Godard se consacra avant tout à l’opéra. Les vingt-six plages enregistrées par Tassis Christoyannis et Jeff Cohen sont donc le fruit d’une sélection impitoyable. Première satisfaction : la qualité des poètes mis en musique. Loin des lamentables scribouillards chers à Massenet, Godard privilégie Hugo, Gautier et Baudelaire, pour ne parler que de ses contemporains. Il livre ainsi une très belle version de « Guitare », sur un poème de Hugo où il affronte pourtant la concurrence directe de Liszt et de Bizet, mais avec des choix bien différents, sans déploiement virtuose de la voix ou du piano ; de Hugo, toujours, « Message » (que Reynaldo Hahn allait rebaptiser « Si mes vers avaient des ailes ») peut tout à fait se défendre. Difficile, en revanche, de lutter avec « L’invitation au voyage » de Duparc : point d’indicible et douloureuse mélancolie chez Godard, la douceur d’aller là-bas vivre ensemble l’emporte sur les larmes des traîtres yeux.
Typique de son temps, le choix de poèmes « archaïques » de Malherbe, Baïf ou Eustache Deschamps pour une série de pastiches évoquant la musique « ancienne » telle qu’on la concevait sous la Troisième République, avec gavottes et pavanes dans le goût d’« Oh ma belle rebelle » de Gounod, et un fort beau menuet ; dans ce cycle manifestement destiné à une voix d’homme, Tassis Christoyannis arrive même à ne pas être ridicule dans « Suis-je belle ? ». Enfin, le cycle d’après La Fontaine devrait valoir à Godard une place auprès d’Offenbach et de Lecocq, pour la vigueur avec lequel il sait disposer sur des accompagnements goguenards six des textes les plus connus du grand fabuliste.