Avec Renee Fleming, les choses sont claires. Il y a les disques où elle se fait plaisir, où elle s’amuse à interpréter les musiques les plus diverses, comme on s’autorise parfois à abuser des sucreries. On songe à l’un des derniers, dont le titre annonçait la couleur : Guilty Pleasures. Et puis il y a les disques graves, presque austères, où elle remplit son devoir d’artiste qui ne succombe pas à la facilité. Dans cette deuxième catégorie, on rangera bien sûr Poèmes. Le nouveau disque publié par Decca se situe assez nettement parmi les enregistrements sérieux, mais avec au moins une concession en fin de parcours.
Le label a malgré tout fait le maximum pour séduire : proposer Alban Berg en reproduisant une toile de Klimt sur la pochette, c’est un peu mettre en avant le vice le plus aimable pour faire accepter la vertu la plus sévère. Enfin, si la Vienne 1900 aide à vendre la Vienne 1925, nul ne s’en plaindra. Le quatuor Emerson nous offre la Suite lyrique avec les deux versions du dernier mouvement : sans voix d’abord, puis avec voix. Il faut donc attendre la plage 7, qui est une sorte de plage 6 bis, pour que Renee Fleming paraisse. Si la célébrité de la soprano peut inciter les réfractaires à prêter une oreille attentive à la modernité d’il y a bientôt un siècle, il y a tout lieu de s’en réjouir. Pour la chanteuse, c’est une partition qui exige plus de concentration que de virtuosité, plus de déclamation que de pure beauté sonore. Alors que l’artiste se retire peu à peu des scènes (lyriques, mais pas théâtrales), il est bon que son répertoire de concert trouve ainsi à s’élargir.
Dans un style un peu moins âpre viennent ensuite les Sonnets d’Elizabeth Barrett Browning, d’Egon Wellesz (1885-1974), compositeur qui sera probablement une découverte pour beaucoup de mélomanes. Né en Autriche, il fut contraint de s’exiler en 1938 et devint par la suite sujet britannique et professeur de musicologie à Oxford. Wellesz fut notamment l’auteur de plusieurs compositions pour la scène, souvent sur des sujets antiques (Hugo von Hoffmansthal lui fournit dans les années 1920 le livret de son ballet Achilles auf Skyros et de son opéra Alkestis). Après le Baudelaire traduit par Stefan George qu’avait retenu Berg, Egon Wellesz nous offre Elizabeth Barrett Browning traduite par Rainer Maria Rilke : comment refuser le meilleur de la poésie du XIXe siècle mis en allemand par les meilleurs poètes du début du XXe ? Avec certes moins d’audace et d’inventivité que Berg, Wellesz n’en propose pas moins une fort belle mise en musique de cinq textes parmi les Sonnets from the Portuguese, recueil qui, dans sa traduction allemande, inspira également Viktor Ullmann pour trois autres de ces quarante-quatre poèmes. L’œuvre a déjà été enregistrée, notamment par Regina Klepper en 2004 (sur un disque Capriccio où Sophie Koch interprète d’autres mélodies de Wellesz), mais la notoriété de Renee Fleming devrait leur conférer un plus ample retentissement.
Quant à « Komm, süsser Tod » d’Eric Zeisl, de vingt ans le cadet de Berg et Wellesz, tous deux nés en 1885, malgré le climat décadent du texte anonyme, cette pièce apporte une conclusion plus ouvertement mélodique, comme pour nous rappeler que son auteur, même si on lui doit de nombreux lieder et quatre opéras, se fit aussi connaître comme compositeur de musique de film, à l’instar de Korngold. Cette chanson triste ne dépare pourtant en rien, dans cet album aux teintes crépusculaires.