La Nonne sanglante est un de ces ouvrages mythiques dont on parle dans les livres d’histoire de la musique, mais que personne ou presque n’avait jusqu’ici entendu. Derrière ce titre, digne des films d’horreur de série B de la Hammer, se cachent d’ailleurs non pas un mais deux opéras maudits.
C’est en 1840 que Léon de Wailly publie une nouvelle traduction du roman Le Moine de Lewis : peut-être moins fidèle à la lettre de l’ouvrage (de Wailly n’est pas anglophone), l’adaptation est plus conforme au romantisme à la mode. Hector Berlioz découvre logiquement le roman, de Wailly ayant été son librettiste sur Benvenuto Cellini. De l’échec de cet ouvrage, Berlioz a d’ailleurs retenu quelques leçons ; et en premier lieu, qu’il lui faut un livret riche en situations dramatiques : cette fois, le public sera servi ! C’est donc Berlioz qui propose à Scribe d’écrire le poème. Le compositeur s’attèle à la tâche dès 1841 ; mais pour des raisons diverses, le travail n’avance guère et en 1847 Berlioz n’a écrit que deux actes1. Après diverses péripéties2, Berlioz se voit contraint de rendre le livret. Scribe fait le tour des compositeurs possibles, mais ce n’est qu’en 1852 qu’il convainc le jeune Gounod de mettre le texte en musique. A la trentaine bien passée, Charles Gounod n’a derrière lui qu’un unique opéra, Sapho : créé à la Salle Le Peletier (l’ancêtre de l’actuel Palais Garnier), l’ouvrage obtint quelques bonnes critiques mais n’eut aucun succès. A la recherche de reconnaissance plus substantielle, Gounod accepte donc de travailler sur cette ouvrage qui, a priori, comporte tous les ingrédients du succès : climat gothique, fantômes et amours contrariées.
Créé en 1854, l’ouvrage reçoit des critiques mitigées mais semble un succès (certains auteurs ont noté d’excellentes recettes) : l’ouvrage est d’ailleurs donné onze fois entre octobre et novembre. Quoiqu’il en soit, l’ouvrage est retiré de l’affiche dès la succession de Nestor Roqueplan3 par François-Louis Crosnier4 : lui présent, « on ne jouerait pas pareille ordure ! ». Et c’est ainsi que la nonne qui devait assurer la fortune de Gounod tomba définitivement dans l’oubli.
Il faut donc remercier le Théâtre d’Osnabrück d’avoir osé cette résurrection en 2008 et de nous la proposer sous son label dans un remarquable CD comprenant résumés, notes et livrets en plusieurs langues, le tout illustré de photos de la production.
Disons tout de suite que l’ouvrage n’est pas à la hauteur de nos attentes. La faute en incombe au premier lieu au livret de Scribe, particulièrement bancal. L’intrigue se situe en Bohême au XIe siècle. Les Luddorf et les Moldaw sont deux familles autrefois en guerres perpétuelles, que Pierre l’Hermite force à la paix pour partir en croisade. Le mariage d’Agnès avec Théobald, frère de Rodolphe scellera cette réconciliation. Mais Rodolphe et Agnès s’aiment secrètement et décident de s’enfuir : Agnès revêtira le déguisement de la Nonne Sanglante, le fantôme que l’on dit hanter le château de Moldaw, et retrouvera son amant à minuit. Malheureusement, lors du rendez-vous, Rodolphe tombe sur la vraie Nonne Sanglante qui, pas de chance, s’appelle également Agnès, et à qui il jure fidélité. Entre temps, Théobald a eu le bon goût de mourir au combat : rien n’empêcherait donc plus le mariage des amoureux, n’était le serment imprudent. Rodolphe tente de négocier avec la Nonne qui lui révèle que sa malédiction ne peut être levée que s’il tue l’homme qui l’a assassinée. Le mariage est organisé (Rodolphe s’étant bien gardé d’exposer publiquement le pétrin dans lequel il s’est fourré) et la Nonne apparait pendant la cérémonie, visible de Rodolphe seul : elle lui révèle que le meurtrier est le propre père de Rodolph, Luddorf. Le jeune homme s’enfuit de la cérémonie sans explication, ravivant les querelles entre les deux familles. Au dernier acte, nous découvrons que Luddorf est en fait bourrelé de remords pour ce crime commis 20 ans plus tôt : si seulement il pouvait revoir son fils une dernière fois, c’est avec joie qu’il accepterait sa punition ! Il découvre alors que les partisans de Moldaw ont décidé de faire un mauvais sort à son Rodolphe. Celui-ci, accompagné d’Agnès, retrouve son père et « balance toute l’histoire ». Pour sauver son fils, Luddorf se présente aux coups de ses ennemis et meurt dans les bras de celui-ci, sur la tombe de la nonne enfin calmée.
Comme on le voit, notre histoire est riche de ces rebondissements et absurdités typiques qui ont servi de terreau à bon nombre des plus grands opéras. Malheureusement, son traitement par Scribe est particulièrement maladroit : Pierre l’Hermite, rôle secondaire, a droit à une grande scène à l’acte I avant de disparaître ; Arthur, le page de Rodolphe, qui n’est guère que le confident de celui-ci et qui n’a aucune part à l’action, a droit à deux airs, purement décoratifs. Agnès, en revanche, n’en a aucun et doit se contenter des ensembles et des duos avec Rodolphe ; Luddorf attend le dernier acte pour découvrir qu’il a le droit de chanter tout seul. Bref, si les situations dramatiques sont bien en germe dans l’intrigue, on ne les retrouve pas dans le livret. Ajoutons à cela pas mal de remplissage, et surtout une versification qui sent le dictionnaire de rimes, avec des incongruités telles ces paroles d’Agnès à son amant qui l’abandonne en plein mariage :
Une telle audace
M’irrite et me lasse
Va-t’en, je te chasse!
Va-t’en, je te hais !
Va-t’en pour jamais!
On serait effectivement « lassée » à moins. Et on comprend mieux dès lors les vers tout aussi approximatifs d’un auteur malheureusement resté anonyme :
Eh bien! Repentez-vous, ô Delavigne, ô Scribe !
Ou bien craignez de Dieu la vengeance terrible.
Et si vous faites des opéras
Ne les faites plus comme ça !
Musicalement, on retrouve les talents de symphoniste de Gounod, son orchestration riche et opulente, mais peu originale dans la forme. La veine mélodique n’est pas vraiment au rendez-vous, le compositeur ne nous offrant pas de mélodies mémorables. On sent également Gounod peu à son aise avec les passages les plus guerriers dans lesquels un Meyerbeer s’illustrait. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de comparer l’ouvrage à Robert le Diable, composé 20 ans plus tôt mais autrement plus moderne. Au global, une partition attachante, mais on est très loin du « grand » Gounod.
Pour cette production, le Théâtre d’Osnabrück a réuni un mélange de jeunes chanteurs et de vieux routiers. Le ténor Yoonki Boek est encore un peu vert et sa technique n’est pas toujours maitrisée : on lui saura gré néanmoins de venir à bout d’un rôle particulièrement long et difficile. Natalia Atamanchuk est un soprano prometteur dans un rôle hélas sacrifié. En Arthur, un personnage qui annonce déjà le Siebel de Faust; Iris Marie Kotzian fait preuve d’une musicalité certaine. Le baryton Marco Vassali est une belle promesse en Luddorf, avec un timbre agréable et beaucoup de finesse. Mezzo au timbre sombre, Eva Schneidereit est malheureusement un fantôme qui n’a pas grand-chose à chanter. Seul carton rouge, le Pierre l’Hermite assez effroyable de Frank Färber, basse à la voix passablement déglinguée et qui fait un moment craindre le pire pour la suite puisqu’il ouvre longuement l’acte I.
Conduit de main de maître, l’Orchestre symphonique d’Osnabrück est tout simplement remarquable : on a peine à croire qu’un tel niveau puisse être atteint par une formation aussi peu connue (du moins en France). La direction musicale est tout aussi admirable, Hermann Bäumer parvenant à maîtriser un style composite, qui n’est pas encore celui du grand Gounod, mais celui d’un jeune compositeur qui se cherche encore.
En définitive, si cette Nonne sanglante ne se révèle pas un chef d’œuvre injustement oublié, elle n’en reste pas moins un jalon indispensable pour comprendre l’opéra français. Rien que pour cela, il faut saluer cet enregistrement.
Placido Carrerotti
1 Ces fragments ont été créés à Montpellier le 28 juillet 2007
2 Dans ces mémoires, Berlioz explique que l’administrateur de l’Opéra, Roqueplan, lui rappela l’interdiction ministérielle selon laquelle un artiste de la maison ne pouvait faire représenter ses ouvrages à l’Opéra. Berlioz étant un des chefs d’orchestre de l’institution, il fallait qu’il rende son livret malgré le contrat signé. Le bouillant Hector avala la couleuvre et s’exécuta. On pourra consulter avec profit l’excellent dossier de Yonel Buldrini.
3 Nestor Roqueplan, frère du peintre Camille Roqueplan, est un de ces personnages typiques des dilettantes parisiens de l’époque : écrivain, journaliste, rédacteur en chef du Figaro, créateur de revues littéraires, directeur successivement du Théâtre des Variétés, de l’Opéra et de l’Opéra-Comique … On lui doit quelques mots d’esprit passés à la postérité tel « La mauvaise foi est l’âme de la discussion » . Plus important, c’est à lui que l’on doit le galon de soie qui décore les pantalons des tenues de soirée.
4 Francois-Louis Crosnier, quant à lui, était le fils d’anciens concierges de l’Opéra restés 35 ans à ce poste. Il débuta comme auteur dramatique puis s’illustra comme un excellent gestionnaire de théâtres, redressant celui de Porte-Saint-Martin avant d’obtenir le privilège de l’Opéra-Comique puis la direction de l’Académie impériale de musique. Député monarchiste, il termina commandeur de la Légion d’honneur : c’était à une époque où on ne parlait pas encore « d’ascenseur social ».