Claudio Abbado s’attaque à Boris Godounov à la fin des années 70. Il a alors 46 ans. Chef principal de la Scala depuis une dizaine d’années, il y a triomphé dans les grands opéras verdiens : Macbeth, Simon Boccanegra, Un ballo in maschera, Aida, Don Carlo pour lequel il revient à la version en cinq actes. Il dirige également les italiens Donizetti, Bellini ou Rossini, et aussi Mozart. Dans le courant des années 70, son répertoire s’internationalise davantage et sa Carmen au Festival d’Edimbourg (qui servira de support à un enregistrement studio ultérieur devenu une référence) est unanimement saluée. En 1979, il ouvre la nouvelle saison du Teatro alla Scala avec une production de Boris Godounov, donné en langue originale russe. A l’exception d’un Fidelio dirigé par Karl Böhm en 1974, tous les opéras inaugurant la saison étaient italiens, ou chantés dans cette langue. Il défendra régulièrement le chef d’œuvre de Moussorgski, à Londres, Berlin, Vienne, au Festival de Pâques de Salzbourg (avec la Philharmonie de Berlin, en 1994) ainsi qu’à celui d’été (avec la Philharmonie de Vienne, en 1998), dans son orchestration originale, et dans la seconde version de l’ouvrage (avec l’acte « polonais » de 1874). Le présent enregistrement, capté en 1993, réutilise des pages de la version de 1869 : la scène complète de Pimène, d’une part, et celle de Saint-Basile avec l’intervention de l’Innocent qui refuse de prier « pour le Tsar Hérode ». Placées à cet endroit, les répliques de l’Innocent ont plus de force car elles annoncent la catastrophe finale. Afin d’éviter un doublon, l’intervention de l’Innocent dans la toute dernière scène de la Forêt de Kromy est simplifiée par rapport à la version de 1874. S’il n’est pas de Moussorgski, le montage a le mérite de combiner l’intégralité de la musique de la seconde version avec la force dramatique de la première.
La lecture d’Abbado est d’une grande noirceur : le chef italien dessine un arc dramatique profondément fataliste, où les efforts humains pour échapper au destin sont vains, qu’il s’agisse de celui du Tsar ou de celui du peuple. Pas de sauvagerie dans cette direction, mais une chape de plomb oppressante posée sur un monde immuable : l’orchestration originale de Moussorsgski est ici dépourvue de la brutalité à laquelle on l’associe parfois. La Philharmonie de Berlin était le partenaire idéal pour incarner un tel rouleau compresseur : l’orchestre, absolument somptueux, est comme un fauve rugissant sourdement, dompté par la baguette du maître. Si l’on devait émettre quelques réserves, ce serait pour regretter qu’en de rares occasion la Philharmonie puisse sonner comme une formation de solistes qui sembleraient s’écouter jouer, mais c’est aussi la rançon de cette lecture très analytique. On pourra lui préférer, notamment dans l’acte polonais, la souplesse de la Philharmonie de Vienne. Résolument novatrice, la conception d’Abbado ne séduira peut-être pas immédiatement certains amateurs (surtout ceux trop habitués aux versions russes), mais son écoute et sa réécoute en démontre sa grande justesse et une profonde cohérence.
La distribution vocale n’atteint pas les mêmes sommets et manque d’homogénéité, mélangeant interprètes slaves et chanteurs non russophones. Dans les années 90, Anatoli Kotscherga campa le rôle-titre sur toutes les scènes du monde, sans doute parce que, faute de grives, il fallait se contenter de merles. L’incarnation est en effet assez générique, plutôt plébéienne (un comble …), avec un spectre un peu limité de sentiments exprimés : il nous est difficile de ressentir de l’empathie pour le personnage. La voix est puissante et la partition ne lui pose aucun problème, mais le chant est un peu hétérogène : un aigu est superbe, l’autre est un peu tendu ; parfois le timbre est impérial et magnifique, à un autre moment, la voix sonne un peu rauque. Rien de rédhibitoire, mais à tout prendre, on aurait préféré entendre Samuel Ramey en Boris, quitte à rompre avec la litanie des grands slaves, de Nicolaï Ghiaurov à Chaliapine, en passant par Boris Christoff. La basse américaine campe en tous cas ici un Pimène somptueux, intériorisé, là encore très différent des interprétations habituelles. Le timbre est magnifique, la technique irréprochable, avec un chant d’une magnifique musicalité et d’une homogénéité de registres parfaite. A la scène, la voix lyrique de Sergei Larin manquait un peu de largeur dans le médium et d’aplomb dans l’aigu. Superbement capté jusque dans ses moindres murmures, le ténor letton est ici d’une intelligence rare et il ne manque que cet aigu trompettant nécessaire pour assumer le côté bravache de Dimitri à l’acte « polonais ». Philip Langridge est idéalement mielleux dans le rôle de Chouisky. Le jeune Albert Shagidullin se montre encore un peu vert en Andrei Chtchelkalov. Marjana Lipovšek est une Marina somptueuse, radiante, mais qui tombe parfois dans des effets dramatiques un peu chargés. L’aubergiste d’Elena Zaremba, le Varlaam de Gleb Nikolsky et le Missaïl d’Helmut Wildhabe forment un trio musicalement sans reproche et dramatiquement parfaitement rodé. Liliana Nikiteanu campe un Fiodor bien chantant mais dont le timbre trop riche n’évoque pas vraiment un jeune garçon. L’Innocent d’Alexander Fedin est également musicalement très bon, mais n’atteint pas les sommets d’émotion qu’ont pu offrir d’autres interprètes. Comme on le sait, les choeurs jouent dans cet ouvrage un rôle considérable, tant dramatiquement que musicalement. Les formations réunies de Bratislava et de Berlin sont d’une belle musicalité mais insuffisamment percutantes, avec des ténors qui couvrent trop les sons au lieu de laisser éclater les aigus. Dramatiquement, l’ensemble reste également un peu trop sage. Soulignons enfin la prise de son de Michael Haas absolument remarquable, qui restitue le relief d’une bande son de film, avec les conséquences de ce type d’approche. Par exemple, pour accentuer le caractère insidieux du personnage, l’excellent Rangoni de Sergei Leiferkus, semble chanter dans le lointain, sur le côté : il vaut mieux alors disposer d’un bon casque ou une excellente chaîne stéréo pour en goûter tout l’effet !