Les temps changeraient-ils ? L’opéra contemporain ne serait-il plus le seul apanage des thuriféraires de Bernd Alois Zimmermann ou des disciples purs et durs de Lachenmann ? Le XXIe siècle ouvrirait-il enfin les portes sur des horizons que l’on n’osait plus imaginer à l’aune des dogmes et des certitudes d’une certaine école lyrique contemporaine ! Un air nouveau soufflerait-il? En mai 2006, Renaud Machart avait eu l’audace, dans Le Monde, de qualifier de chef d’œuvre le Maria Golovine de Menotti, à l’Opéra de Marseille, au grand dam d’une certaine intelligentsia musicale!
Les temps ont-ils donc changé, puisque, cinq ans plus tard, cette même intelligentsia parisienne se presse au Châtelet pour acclamer, en février 2010, Stephen Sondheim et sa Little Night Music qu’elle ignorait ou dédaignait encore juste avant? Qui l’eût cru ? Pour peu on y aurait croisé des abonnés exclusifs de l’IRCAM ou du GRM ovationnant un « musical » ! Peut-on s’intéresser, enfin, avec autant de passion aux œuvres de Salvatore Sciarrino et à celles de Stephen Sondheim sans être traité d’amateur sans discernement et peu éclairé?
Les Etats-Unis ont ouvert la voix dès les années 90 quand des opéras, comme celui de Houston, ont pris le pari, qu’ils ont gagné, d’attirer un très large public avec des créations nouvelles. Tout n’a pas été du meilleur cru, mais le grand public s’est réconcilié avec les créateurs et c’est l’essentiel ! Les autres maisons d’opéra (comme ici le Fort Worth Opera au Texas) ont emboîté le pas et de jeunes compositeurs s’essaient à présent au difficile exercice d’harmoniser leur idéal artistique avec cette contrainte essentielle : attirer, par de grandes œuvres, un public qui avait fui depuis longtemps les créations lyriques. Au tour du Châtelet, en juin prochain, à s’y risquer avec Il Postino du controversé Daniel Catán, créé en automne au Los Angeles Opera. Et à nous, à présent, de vous convier à partager l’émotion ressentie à l’écoute de cet opéra cubano-américain de Jorge Martín Before Night Falls, tout en lisant le texte magnifique du livret. Une musique forte, jusque dans ses moments les plus légers, avec la tonalité comme socle essentiel.
Un chant d’exil et de lutte bouleversant, en cette terre américaine où les réfugiés gardent au plus profond d’eux-mêmes, voire en leur inconscient, quelque chose de la mémoire collective du pays qu’ils ont dû fuir, en la mêlant à la mémoire en marche de celui qui les accueille. Cela fait aussi toute la richesse de leurs musiques. C’est le cas de cet opéra de Jorge Martín et ce qui le rend si attachant et bouleversant. Il a fallu l’audace de Darren K. Woods, directeur du Fort Worth Opera, pour programmer, en mai et juin 2010, ce Before Night Falls pour lequel il s’était passionné. Belle récompense : son très beau théâtre (Dallas peut l’envier !) a fait le plein et le public a ovationné debout. Du coup, le Label ALBANY a enregistré un CD dans la foulée. Il vient de sortir aux Etats-Unis et est disponible, en Europe, sur le Web. En l’écoutant, on se sent au théâtre, et l’émotion est palpable.
En 1980, l’écrivain cubain Reinaldo Arenas parvient à fuir les persécutions dont il est victime à Cuba, en raison de son engagement politique et de son homosexualité déclarée. Il se réfugie aux Etats-Unis où, dix ans plus tard, alors que le sida a raison de ses forces, il parvient à terminer ses Mémoires, Antes que Anochezca (Avant la Nuit), avant de mettre fin à ses jours. Jorge Martín est bouleversé par ce livre et y voit matière à un opéra. Il s’associe, à New York, avec Dolores Koch, traductrice et amie très proche de Reinaldo, pour en tirer un livret exemplaire, très fidèle à l’esprit de l’œuvre, en retenant des moments forts qui deviennent, dans l’opéra, des scènes inoubliables.
L’ouverture semble déployer la Mer qui accueille, à la fin, les cendres du poète, personnage à part entière de l’opéra aux côtés de la Lune comme chez Lorca. Puis le rideau s’ouvre sur l’atmosphère étouffante de l’appartement de Reinaldo dans le West Side populaire de New York. Le poète, très malade, se confie à son compagnon Lázaro (le ténor Jonathan Blalock) et se souvient. Il appelle à l’aide Ovidio qui sait l’encourager au plus dur de la bataille. Il s’agit en réalité du grand écrivain cubain Virigilio Piñera, qui fut son mentor, incarné ici avec ferveur et passion par le ténor Jesús García, au timbre et à l’aigu chaleureux. Le rôle écrasant du poète (il ne quitte presque jamais la scène) est interprété avec noblesse et vaillance par l’excellent baryton Wes Mason, qui avait, au théâtre, les traits de Reinaldo.
« Now I’m a free man! » par Wes Mason
D’entrée de jeu, la musique a des accents à la Britten qui permettent aux compositeur de diversifier styles et couleurs au gré des situations dramatiques (Poulenc aurait beaucoup aimé cela !). Le compositeur s’inscrit ainsi souvent dans la meilleure tradition de la musique lyrique cubaine, qu’il n’a peut-être jamais connue mais qui court vraiment dans ses veines ! La quatrième scène et sa habanera avec claves (réminiscences de l’enfance à la campagne), la scène 6 et le duo du 2è acte, se souviennent de la sensualité d’une zarzuela de Roig ou de Lecuona qui, eux-mêmes, s’inspiraient souvent des musicals américains ! Et on entend aussi la grande école américaine de Douglas Moore à Barber, Bernstein et C. Floyd. Paradoxalement, ce savant mélange est foncièrement cubain ! Plusieurs citations de marches et d’hymnes révolutionnaires, brutes de décoffrage (à la manière d’un Verdi du XXIe siècle), alternent avec des scènes très émouvantes (Le trio « Our unhappy island », toute la fin du 1er acte) et des scènes de répressions féroces (le pathétique 2è acte) où l’énergie implacable de Martín devient particulièrement poignante (écoutez ces simples scansions du 2è acte si intelligemment agencées). Oui, simples, mais avec talent, force et conviction et cela va doit au coeur !
Il y a dans cette œuvre, comme chez Sondheim, un sens aigu de la musique de théâtre et du temps dramatique, La distribution est excellente, l’orchestre et les chœurs remarquables et le chef Joseph Illick maintient une tension inouïe tout au long de la représentation. Un opéra intelligent et bouleversant, qui peut toucher le public le plus vaste et qui est plus que jamais d’actualité.
Marcel Quillévéré
– CD disponibe sur ls plupart des sites WEB
– Avant la Nuit de Reinaldo Arenas (trad. de L. Hasson)- ED Babel poche (Actes sud)