L’opéra n’est-il qu’un genre qui survit par la seule force d’un répertoire sans cesse ressassé et réincarné par les chanteurs du moment ? Comment composer une œuvre lyrique aujourd’hui qui puisse perdurer ? En février 2014, Madrid créait l’évènement. Brokeback Mountain, alors décrit comme premier opéra gay, attirait la critique (dont l’auteur de ces lignes à titre privé) mais aussi le public pour un succès qui n’était pas seulement d’estime. L’œuvre sera reprise dès la saison prochaine en Allemagne dans une nouvelle production pendant que BelAir Classiques publie le DVD de la création madrilène. Charles Wuorinen et Annie Proulx, compositeur et librettiste ont travaillé main dans la main pour l’adaptation de la nouvelle de cette dernière, déjà transposée au cinéma (oscarisée et bien connu du grand public), narrant les amours homosexuelles de deux cowboys dans le Wyoming des années 1960 à 1980. Ivo van Hove à la mise en scène, Titus Engel à la direction d’orchestre complète l’équipe artistique d’un des derniers projets menés à terme du vivant de Gérard Mortier au Teatro Réal de Madrid.
Il faut d’emblée signaler que cette collaboration vertueuse entre la librettiste et le compositeur est la principale force de l’œuvre. Annie Proulx et Charles Wuorinen se sont pliés au genre lyrique : scène de fantôme, arioso comme des pauses dans l’action pour détailler les sentiments de tel ou tel personnage, usage de cellules musicales distinctes (le do grave de la montagne, aride et menaçant). Il ne s’agit pas simplement d’une bande musicale qui viendrait mettre en musique ce qui était présent dans le film, la nouvelle, ou de conventions de genre simplement respectées. Prenons cette scène de fantôme où le défunt père de la femme de Jack la visite en songe alors qu’elle rêve des infidélités de son mari avec des femmes plus jeunes qu’elle. Son père la détrompe, laissant entendre que les incartades sont d’une autre nature. La scène de l’apparition se transforme en une plongé dans l’inconscient de Lureen qui se refuse à accepter l’homosexualité cachée de Jack, sous une forme éminemment dramatique.
La valeur de l’oeuvre vient aussi du sens que les deux auteurs ont voulu redonner à l’œuvre. Loin des oripeaux littéraires et du sentimentalisme du film, ils cherchent ici à plonger au cœur de la société du midwest américain sur plusieurs décennies : homophobie latente, société qui broie l’individu sont les grands thèmes de l’œuvre. A l’image du chœur, foule anonyme incarnant la société conservatrice qui condamne et qui se moque de la douleur d’Ennis quand il apprend la mort de Jack. Ce que le film donnait à voir par flash, la musique et la mise en scène le présente au moyen d’une autre sublimation. Écriture musicale et livret finissent de caractériser les personnages en quelques répliques : Ennis qui ne s’exprime quasi que par monosyllabes au début, marque de son caractère réservé, par la suite incapacité à saisir son destin et son bonheur après son divorce ; à l’inverse de la ligne musicale de Jack, rôle forcément écrit pour un ténor pour satisfaire à une certaine tradition opératique.
Quant à la composition de Charles Wuorinen, sérialiste (même s’il récuse ce terme) et dodécaphonique, elle se plie aux exigences du théâtre lyrique et à son écriture vocale, mène rondement les scènes de dispute entre les couples et crée de nombreuses ambiances qui font le sel de l’oeuvre. L’usage des cuivres dans la scène sous la tente font penser à ceux, lubriques, de Chostakovitch dans Lady Macbeth du district de Mtsensk. Seul regret, la musique peine à sortir d’une certaine ascèse et sécheresse dans les passages plus romantiques, à l’exception du final.
La réussite tient aussi aux interprètes de cette création. La mise en scène d’Ivo van Hove, qui partage l’espace en différent lieux avec des changements de décors glissants et des projections de décors en vidéo, vient à bout des difficultés du livret : une histoire qui se déroule sur 30 ans, entre les grands espaces des Rocheuses et l’intimité de la chambre à coucher. C’est aussi la direction d’acteur qui porte l’interprétation très investie de tout le plateau. Tom Randle et Daniel Okulitch (Jack et Ennis) sont crédibles de bout en bout, accent du midwest, ambitus, souffle, rigueur rythmique, incarnation… si bien que l’on croit d’emblée à leur histoire et leurs affres. Leurs femmes trouvent en Heather Buck et Hannah Esther Minutillo (Alma et Lureen) deux excellentes répliques, scéniquement et vocalement. La myriades de petits rôles est elle aussi bien servie, tout particulièrement la mère de Jack, interprétée par Jane Henschel, émouvante dès sa première intervention. Titus Engel tire le meilleur de l’orchestre de Teatro Real, bien en place dans une partitition ardue rythmiquement, et soutient en permanence son plateau.
Au-delà de la simple curiosité, ce DVD pourra donc figurer sans mal dans une bibliothèque lyrique. Entre le film et la nouvelle, l’opéra Brokeback Mountain est la version de l’oeuvre qui cumule le plus de qualités et le plus de force. Le reportage bonus d’une vingtaine de minutes apporte quelques éléments de compréhension supplémentaires et permet d’entendre une dernière fois Gérard Mortier, déjà très marqué par la maladie, expliquer sa volonté pour le théâtre lyrique contemporain.