La Stupenda dans le rôle qui fit sa gloire, Zanasi, un baryton italien généralement sous-estimé, Tucker, dont on sait à quel point il peut être convaincant dans le répertoire italien… L’affiche de cette Lucia est alléchante, et on n’est pas loin de saliver au moment d’écouter ce quasi-inédit d’Andromeda.
Joan Sutherland se montre fidèle à sa légende : il faut admettre que c’est bluffant. Les vocalises sont sidérantes de précision, la maîtrise des codes du bel canto est patente (notamment dans les ornements des reprises) : cette Lucia lunaire (et, en ce sens, aux antipodes de celle de Callas), presque irréelle, figure à bon droit dans l’histoire du chant enregistré.
La prestation de Richard Tucker convainc par sa fougue et son rayonnement. On n’y cherchera pas la noble distinction d’un Alfredo Kraus, mais il faut reconnaître que cet Edgardo emporte l’adhésion de manière irrépressible. On regrette de ne pas avoir semblable témoignage avec la Lucia de Callas : on devine que leurs tempéraments se seraient appariés à merveille.
Le très bel Enrico de Mario Zanasi nous fait regretter que ce baryton au souffle sûr et à l’aigu flatteur n’ait pas trouvé plus souvent les chemins des studios
Hélas…
Même lorsqu’ils sont d’une indigence étique, il est parfois utile de lire jusqu’au bout les livrets qui accompagnent les disques. Ainsi, quand Andromeda, grand pourvoyeur de trésors souvent inestimables, mais dont on ne peut pas dire qu’il soit étouffé par les scrupules éditoriaux prend le soin d’indiquer, en petits caractères en bas à droite (on se croirait dans une police d’assurance ou une offre de prêt bancaire) : « Warning – some distorsions could not be eliminated », on sait que l’on doit s’attendre à des conditions sonores précaires. C’est effectivement le cas. Cette Lucia captée live à Chicago le 14 octobre 1961 est malheureusement disqualifiée par une prise de son indigne. On est pourtant habitué à subir – et à accepter – bien des imperfections sonores, qui sont souvent le prix à payer pour avoir accès à des purs trésors vocaux. Per aspera ad astra pourrait être notre devise. Mais cette indulgence pour tout ce qui gratte et crache ne doit pas confiner au masochisme.
On pourrait accepter la saturation permanente de la voix de Sutherland dans l’aigu (ennuyeux, tout de même, s’agissant d’une soprano colorature), le fait que Tucker chante le récitatif qui précède son air comme s’il était à 800 mètres du micro, le dit micro étant très vraisemblablement dissimulé dans le costume de l’un des choristes du pupitre des basses, dont, du coup, on ne rate pas la moindre respiration, le speaker qui déborde allégrement sur la musique, les différences de niveau au sein d’une même séquence… Tout cela, on serait prêt à le transcender – au prix d’un effort certain, néanmoins – si ce qu’on entend derrière n’existait nulle part ailleurs. L’appréciation d’un nouvel enregistrement d’opéra obéit à des considérations absolues autant qu’à des considérations relatives.
Or, cette Lucia de Chicago a été captée quelques semaines après le premier enregistrement du rôle par Sutherland en studio pour Decca (c’était en juillet-août de la même année). S’agissant de ses prestations live, la Stupenda est archi-documentée dans ce rôle, sur près de 30 ans. Et il faut bien reconnaître que cette prestation d’octobre 1961 ne diffère quasiment pas de celles qui l’encadrent et proposent un confort d’écoute incomparablement meilleur.
L’Edgardo de Tucker existe également, live (au MET en 1961 et 1966, les deux fois avec Sutherland) comme au studio (en 1954, pour Colombia, avec Lily Pons) dans des conditions sonores infiniment plus décentes.
En outre, on trouvera ailleurs dans la discographie, et sans difficulté, des chefs plus inspirés que le maestro Antonino Votto et des orchestres plus flatteurs que celui de l’opéra de Chicago, dont la justesse n’est pas la qualité première (les cordes, en particulier, mettent les oreilles à rude épreuve).
Ce coffret est donc à réserver aux fans inconditionnels de Joan Sutherland ou aux collectionneurs pathologiques, prêts à vérifier que les brumes écossaises ne sont pas une légende.