Les ouvrages sur la vie musicale à la Belle Époque ne manquent pas. Naguère, la vogue féministe avait permis de redécouvrir les œuvres de Mel Bonis, Augusta Holmès ou encore de la lisztienne Marie Jaëll. Ces musiciennes, qui n’étaient d’ailleurs pas totalement oubliées, ont bénéficié depuis d’enregistrements, d’articles et parfois même d’études monographiques complètes.
En revanche, la personnalité atypique et polymorphe du compositeur Camille Benoit (1851-1923) était restée, jusqu’à aujourd’hui, complètement inconnue. C’est un oubli de plus d’un siècle qui vient d’être réparé par le duo formé par le compositeur, pianiste et musicologue Karol Beffa et le chercheur, traducteur et poète Guillaume Métayer – duo auquel on doit déjà le roman graphique Ravel, un imaginaire musical (Seuil/Delcourt), ainsi que les albums de littérature jeunesse de la charmante série des aventures de Sol et Rémi (Seghers).
Fruit de longues années de travail, les deux complices ont publié cette année, aux éditions de la Rumeur libre, un beau coffret intitulé Camille Benoit musicien, qui comprend trois ouvrages : À la recherche d’un polymathe oublié (où Métayer brosse avec brio le portrait intellectuel de cette figure singulière), Camille Benoit compositeur (où Beffa analyse de façon approfondie les quelques opus de Benoit dont il édite, en outre, un choix de partitions) et Camille Benoit critique musical (une anthologie de ses innombrables chroniques, dûment annotées).
Un visage anonyme sur un tableau célèbre se met soudain à s’animer : le grand blond solennel, le wagnérien hiératique campé derrière Emmanuel Chabrier dans Autour du piano de Fantin-Latour, n’est autre que Camille Benoit. Cet esprit original, hors du commun par la qualité et la multiplicité de ses talents, fut un compositeur apprécié, un musicographe abondant et même un musicologue sagace (l’un des premiers à décrypter les leitmotive de Wagner et à faire découvrir Tchaïkovski au public français) ; il fut aussi un traducteur célébré (de Wagner – sa grande passion – et du Faust de Goethe). N’en jetez plus ? Camille Benoit brilla aussi comme historien de l’art, connaisseur hors pair des primitifs flamands et français, conservateur respecté au Musée du Louvre, auquel il a offert rien moins que La Nef des fous de Jérôme Bosch… Fidèle, le polymathe fit également don de 80 tableaux au musée de Roanne, sa ville natale, qui, encouragé par la redécouverte à laquelle invite le coffret de Beffa et Métayer, s’intéresse enfin à son grand homme oublié – une première grande rétrospective sur l’homme et sur l’œuvre doit y être présentée cet automne.
Que vaut le compositeur ? Sa musique vocale, outre plusieurs mélodies sur des poèmes d’auteurs divers (Leconte de Lisle ou l’inévitable Armand Silvestre), voire de sa propre plume, comprend une Mort de Cléopâtre, dont Vincent d’Indy réalisa la réduction pour piano et qui attira, en son temps, l’attention du concours de la Ville de Paris. À Benoit, on doit également un somptueux chœur pour trois voix féminines, l’Épithalame pour Les Noces corinthiennes, poème dramatique de son ami Anatole France (1876). Spécialiste de cet écrivain, Guillaume Métayer a aussi exhumé, au fond de papiers mal classés de la Bibliothèque nationale de France, le Prélude des mêmes Noces corinthiennes. De ce chef-d’œuvre inconnu, Karol Beffa livre dans l’ouvrage une analyse magistrale. À le lire, on est pris d’impatience de voir un orchestre s’emparer de ces splendeurs symphoniques, apparemment dignes des plus grands poèmes de César Franck, le premier maître de Benoit. On a là huit minutes de grâce et d’inspiration. Près d’un siècle et demi après sa création, cette résurrection serait une belle revanche sur l’oubli.
Musicographe au jugement sagace et à la verve enlevée, Camille Benoit chroniqueur écrivait dans tous les journaux musicaux qui comptaient en son temps. Il sut y retracer les généalogies du drame musical wagnérien dans la tradition allemande, tant de la Messe en si de Bach qu’il décortique savamment, que de la Missa solemnis de Beethoven, alors enfin créée en France – pour son plus grand enthousiasme. Il s’intéressa aussi non seulement aux écoles nationales (russe et scandinave) mais à la musique française de ses contemporains, César Franck, Vincent d’Indy, ou encore Gabriel Fauré, au Requiem duquel il a consacré des pages qui marquèrent l’histoire de sa réception. Sans oublier quelques compositeurs qui ne partageaient pas ses options esthétiques, tels Camille Saint-Saëns (article jubilatoire sur le Carnaval des animaux et « le rire en musique ») mais aussi Édouard Lalo et Jules Massenet.
Avec la parution de ce coffret, c’est tout un univers qui s’ouvre pour les mélomanes, une véritable recherche du temps perdu, semée de réjouissantes redécouvertes poétiques et musicales. Signe, si besoin était, que le passé peut, lui aussi, être riche de belles surprises.