Nettement moins présent dans les médias que certains de ses pairs, Bejun Mehta se fait également assez rare au disque. Ce n’est pas un homme de studio, pensions-nous, il ne peut s’épanouir qu’au théâtre. D’ailleurs, s’il a pu nous sembler mal à l’aise, sinon emprunté, dans l’univers du lied, c’est parce que celui-ci le contraint à brimer son tempérament. Or, à mille lieues de ses incarnations fiévreuses dans l’opéra baroque ou contemporain, cet album révèle des trésors d’intériorité et de délicatesse. Cantata ne s’adresse pas aux inconditionnels ni même aux mordus de contre-ténors, car il consacre avant tout la plénitude d’un interprète parmi les plus doués et les plus personnels de sa génération, toutes vocalités confondues.
« Personnel » : tout l’est ici, à commencer par le programme. Quoiqu’il aligne quelques pièces courues, voire très courues (Mi palpita il cor, Ich habe genug), il constitue un florilège bigarré et singulier qui semble avoir pour seul fil d’Ariane le goût de Bejun Mehta. En l’occurrence, le terme « cantate » doit être pris dans son acception originelle, fort vague, et désigne une œuvre chantée par opposition à la « sonate », exclusivement destinée aux instruments – un dénominateur commun incapable de conférer la moindre unité au disque. Les amants transis de l’Arcadie y croisent les pécheurs repentis et des airs arrachés à leur contexte (notamment le délicieux « Siete rose rugiadose » tiré d’une cantate du jeune Haendel) y voisinent avec des œuvres intégrales, pour la plupart de premier choix. Si Vivaldi ne déborde pas d’imagination dans Pianti, sospiri a dimandar, en revanche, nous comprenons l’engouement de Bejun Mehta pour « Yet can I hear that dulcet lay », joyau « simple, direct, ravissant », emprunté à The Choice of Hercules dont il s’est épris en 2015 et autour duquel il a construit ce récital.
La signature vocale du soliste apparaît, elle aussi, éminemment personnelle. Cette singularité procède à la fois du grain, de la technique et du style et forge ce que les traités anciens nommaient una maniera di cantare qui, faut-il le préciser, échappe au formatage. L’art de Bejun Mehta n’est toutefois pas sans rappeler à certains égards celui d’Alfred Deller. Au-delà de la richesse du timbre, de la variété des couleurs et de l’extension peu commune du falsetto dans le grave, il semble partager avec lui cette propension à effleurer l’aigu et à privilégier les pianissimi que les adversaires du pionnier britannique qualifiaient de « dellerisme ». Rien de narcissique, toutefois, chez un musicien par trop intelligent pour que cette nuance dynamique ne s’inscrive pas toujours dans une interprétation profondément réfléchie. Impossible de parler de l’attaque de la note quand « Ho tanti affanni » (Mi palpita il cor) s’ouvre sur une caresse, des inflexions et un rubato particulièrement subtils érotisant le dolorisme d’une page que nous croyions connaître par cœur. La douceur s’impose également dans l’aria liminaire d’ « Ich habe genug », idoine de ton et orante à souhait, un chef-d’œuvre qui, dans sa version pour alto, demeurait jusqu’ici relativement mal servi. Les récitatifs retrouvent leur vigueur expressive, un juste élan innerve le Vivace (« Ich freue mich auf meinen Tod ») mais, surtout, l’artiste investit « Schlummert ein » avec une richesse d’intentions et un raffinement des éclairages proprement fascinants. Même dans sa mouture originale pour basse, « Ich habe genug » a rarement bénéficié d’une lecture aussi fouillée.
En vérité, Bejun Mehta réussit à s’approprier tout ce qu’il chante, dans tous les registres et au gré d’un vertigineux parcours émotionnel où la virtuosité se voit réduite à la portion congrue (« Cor ingrato, dispietato » de Vivaldi, ébouriffant mais générique). Il peut ainsi transformer la déclaration amoureuse d’un berger (« Siete rose ruggiadose ») en pur moment de volupté, rivalisant de sophistication avec Henri Ledroit, puis exhaler la plus âpre et intense des lamentations en rendant palpable, comme personne avant lui, le poids du désespoir qui accable le croyant lorsque se déchaine la colère de Dieu (Ach, daß ich Wassers g’nug hätte). « Les cantates solo entrainent le chanteur dans une conversation très particulière avec lui-même, tandis qu’il se débat avec leur sujet », explique le musicien qui a manifestement osé ce voyage intérieur. Néanmoins, la noirceur où nous plonge Johann Christian Bach dans cette sublime déploration reste un moment isolé au cœur d’un album au climat ondoyant et divers. A ce degré d’engagement et d’accomplissement, Bejun Mehta méritait le nec plus ultra en matière d’accompagnement. La performance de l’Akademie für Alte Musik Berlin, une phalange avec laquelle il a souvent travaillé, l’a certainement comblé et contribue de manière déterminante à la réussite d’un enregistrement appelé à faire date.
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