Est-il meilleure illustration du développement du culte marial au XIIIe siècle ? A partir des années 80, lié aux enregistrements des Paniagua, Clemencic, Lamandier, le monument que constituent les 423 pièces musicales du recueil des Cantigas de Santa María avait connu un incroyable engouement, comme les Carmina burana (ceux de Benediktbeuern). Après ces défricheurs, nombres d’interprètes les avaient illustrées, dont Jordi Savall. La floraison aurait-elle épuisé la plante ? Effet de mode peut-être, les enregistrements se sont raréfiés. Hildegard von Bingen a ravi la première place du hit-parade médiéval.
Le 23 novembre 2021 sera célébré le 800e anniversaire de la naissance du roi-troubadour, Alphonse le Sage (mort en 1284). Son nom reste attaché au recueil le plus important de la monodie lyrique mariale de l’Europe médiévale. Lui-même poète et musicien dès son plus jeune âge, il fit réaliser ce manuscrit dont les pièces furent certainement composées par un petit nombre de troubadours galiciens-portugais. C’est l’ultime témoignage de l’art lyrique occitan du XIIIe siècle, illustré par Guiraut Riquier, le dernier troubadour, qui passa 10 ans à la cour de Castille. Le corpus, extrêmement varié, est riche de toutes les formes monodiques du temps, séquences, conduits, chansons épiques comme populaires, danses. Leur surprenant succès auprès d’un public moderne, le plus souvent peu familier de la lyrique médiévale, relève sans doute autant de leur agencement simple (virelais, rondeaux…) que de leur rythmique et de leur modalité, de culture arabo-andalouse. Organisés en groupes de dix, chacun s’ouvre par un chant de louanges à la Vierge, suivi de neuf autres contant ses miracles. La notice (espagnol-portugais-anglais) nous apprend que l’étude iconographique du manuscrit de l’Escurial atteste une triple origine – chrétienne, musulmane et juive – aux instruments des ménestrels : la cour d’Alphonse X était bien ce melting pot qui allait favoriser son extraordinaire rayonnement intellectuel et artistique.
Les curieux consulteront avec profit le site cantigasdesantamaria.com, où ils trouveront textes et musiques (originales et transcrites). Si chaque mélodie se prête à autant de présentations que d’interprètes, depuis son chant a cappella jusqu’aux variations vocales et instrumentales les plus recherchées, vraisemblables comme incongrues, le présent enregistrement se signale par sa rigueur comme par son entrain. La contextualisation et le sérieux des recherches musicologiques, alliés à l’expérience des concepteurs comme des interprètes permettent d’atteindre une restitution qui séduit tout en supportant le regard critique du spécialiste. Le Cantiga 18, très souvent illustré au disque, permet de s’en convaincre dès la première plage. L’alternance de la soliste et du chœur antiphoné, les contrechants, les bourdons, les passages polyphoniques, réalisés dans le contexte modal avec un déchant, sont un bonheur sonore et intellectuel, de même nature qu’à l’écoute de la version de Jordi Savall (il en va de même pour le 41). Le cantiga suivant (29 : « Nas mentes sempre teer devemo-las sas feituras ») est le récit d’un miracle. Il conte l’apparition d’une image de la Vierge à l’enfant sur une « pierre », récit rapporté de pèlerins s’étant rendus en Terre sainte. La comparaison avec la version vocale gravée en 1998 par Micrologus est passionnante : comment une simple phrase notée peut susciter deux réalisations aussi différentes, bien que d’un égal intérêt. Les 22 cantigas de ce CD, respectant leur ordre original, ont été pour la plupart illustrés dans telle ou telle anthologie. Leur lecture, renouvelée, relègue bien des versions au niveau de témoignages d’une approche qui s’est enrichie au fil des ans. Le choix – éclairé – des instruments, leurs couleurs, leur jeu virtuose permettent un mariage quasi idéal aux voix, elles-mêmes impressionnantes par leur conduite.
Cette réalisation est donc bienvenue, inspirée. Ce sera pour beaucoup l’occasion de retrouver ou de découvrir, outre les pièces enregistrées, Capella de Ministrers, trop peu connue hors de la péninsule ibérique, qui ajoute ainsi un nouveau maillon à sa longue chaîne de captations, couvrant toute la période allant de l’Ars antiqua à la Renaissance.