Fidèle à sa vocation, le principal acteur du renouveau de la musique française au XIXe siècle – le Palazzetto Bru Zane – organise de multiples événements (concerts, opéras, CDs, colloque…) à la faveur du cent-cinquantenaire de la disparition de Bizet. Après la publication de la vidéo de la mise en scène historique de Carmen, réalisée à Rouen, cette dernière en septembre 2023 (1), l’ouvrage ouvre cette année de commémoration, avant que Versailles prenne le relais de la recréation.
Hervé Lacombe nous offre ainsi un très beau livre qui marie le savoir universitaire le plus rigoureux à une démarche de diffusion aussi séduisante qu’intelligente. De surcroît, la présentation, la typographie, la mise en page et la bonne centaine d’illustrations participent au bonheur du lecteur. Faut-il encore présenter l’auteur, spécialiste reconnu de l’opéra français (2), dont les nombreuses contributions se signalent par leur pertinence et la qualité de leur apport ?
Nous tenons là l’étude indispensable appelée à faire autorité. L’ouvrage se déguste avec délectation quand il ne se dévore pas. Le récit, dense mais alerte, ravira le curieux comme le spécialiste.
En cinq chapitres, ou actes, assortis d’un prélude et d’un postlude, Hervé Lacombe nous entraîne à l’Opéra-Comique (3), à la rencontre de son personnel, de sa troupe, et nous fait participer à la recherche de la future Carmen. Trouvée en la personne de l’extraordinaire Célestine Galli-Marié, le spectacle peut commencer à s’élaborer. La composition des personnages, en rupture avec les usages du temps, particulièrement celui de l’héroïne, est portée à un degré d’exigence élevé. « Travail d’orfèvre » que celui d’ajustement de la partition à la scène et aux moyens des interprètes, écrit fort à propos l’auteur.
L’étude attentive et patiente de toutes les sources nous permet de découvrir le long travail de maturation, qui va conduire Bizet à de multiples modifications de son manuscrit original, à l’expérience de la scène. Le lecteur assiste ainsi à l’élaboration du livret de mise en scène (ce dernier, détaillé, avec les tableaux de position et de déplacements des protagonistes, figure en annexe). Les éclairages du temps sont analysés avec soin.
Le troisième volet, centré sur l’Espagne, son imaginaire et sa traduction, n’est pas moins riche en documents, floraison littéraire et picturale. Ainsi le lecteur se trouve-t-il immergé dans ce qui allait donner sa vérité au drame, dont les scènes les plus hispanisantes sont explicitées. Plus d’une dizaine d’œuvres lyriques exploitèrent le filon…
Carmen rassembla toutes ces données, visuelles, sonores, bien vivantes, pour conférer à l’ouvrage animation, éclat et vérité. Décors et costumes suscitèrent une admiration générale. La confection des panneaux et toiles fait l’objet de la quatrième partie, remarquablement documentée, décrite acte par acte, avec toutes les références iconographiques souhaitables. La découverte est au rendez-vous. Les costumes sont étudiés et peints dans la cinquième partie : chaque personnage prend place dans cette galerie, habits et accessoires nous sont offerts au fil des pages.
L’édition critique de Paul Prévost (préfacée par l’auteur, attendue chez Bärenreiter) supplantera sans mal les publications modernes – parfois faussement prétentieuses (4) – par la qualité de ses sources et de son appareil critique.
La réception de Carmen, qui scandalisa une partie du public et de la critique (5) eut un retentissement sans égal et l’ouvrage suscita une abondante moisson de commentaires, reflets de la société parisienne du temps.
En annexes, le lecteur curieux trouvera les abondantes notes et renvois, le livret de la mise en scène de la création, dans son intégralité, les gravures de l’Album rose, la table des illustrations, enfin une bibliographie aussi pertinente que riche, et un index.
On ne peut qu’applaudir et souhaiter que le plus grand nombre de lecteurs fassent leur miel de ce beau volume. Enfin appeler de nos vœux la reprise du modèle méthodologique appliqué aux autres ouvrages du grand répertoire.
(1) La féérie qui sert de décor au drame ; https://www.forumopera.com/spectacle/bizet-carmen-rouen/) (2) Retenons particulièrement « Bizet », en 2000, puis le vol. 2 de son « Histoire de l’opéra français», tous deux publiés chez Fayard. (3) Est-il besoin de rappeler que c’est bien de la création de l’ouvrage à l’Opéra-Comique dont il est question ? La version d’Ernest Guiraud, entièrement chantée, réalisée après la mort de Bizet pour Vienne, doit être considérée comme une adaptation circonstancielle, même si elle a contribué à sa diffusion. (4) Signalons que la contribution de Michel Poupet (« La controverse des éditions de la partition de Carmen »), publiée dans deux premiers numéros de l’Avant-Scène Opéra ne figure plus dans la troisième (n°318, de 2020). Cet article résumait une communication faite aux journées d’étude de la Société française de musicologie, qui méritait de rencontrer un autre écho. (5) Rappelons au passage que, malgré ses détracteurs, aussi bruyants que pudibonds, ou choqués dans leurs habitudes, Carmen ne fut pas vraiment un échec, comme il est écrit trop souvent. « Le spectacle suit un rythme régulier, ..., sans obtenir des recettes faramineuses, mais sans tout à fait sombrer non plus, conservant une moyenne de 3 000 francs par soirée jusqu’en juin », écrit par ailleurs Hervé Lacombe. En témoignent les registres de l’Opéra-Comique : 45 représentations en 1875.