Il fut un temps où la Salle Favart avait la maîtrise d’un répertoire qu’elle seule était autorisée à présenter. Les œuvres créées à l’Opéra-Comique « appartenaient » à l’Opéra-Comique, y compris certaines partitions étrangères, et s’il était inconcevable de donner Tosca, Butterfly ou La Bohème dans une autre salle parisienne, cela valait à plus forte raison pour des piliers de la maison comme Manon, Carmen ou Pelléas. Oui, mais… Avant même la création de la Réunion des théâtres lyriques nationaux, l’Opéra de Paris se mit à lorgner d’un œil jaloux sur les succès internationaux remportés par les créations françaises de Favart, et prit l’habitude, à partir des années 1920, d’accueillir des titres d’abord associés à la Place Boieldieu. Le phénomène s’amplifia, Pelléas même étant donné au Palais Garnier en 1977. Du même coup, fut entériné le principe des distributions « de prestige » où les trois quarts des chanteurs étaient des artistes non francophones, alors que l’on avait eu l’habitude d’entendre ces œuvres défendues dans leur théâtre natal par les membres de la troupe.
Le 10 novembre 1959, l’Opéra de Paris s’emparait ainsi de Carmen, avec une production somptueuse qui fit grand bruit. Jusque-là, le chef-d’œuvre de Bizet avait eu pour exclusif domicile parisien la Salle Favart. Et l’on y donnait évidemment la version avec dialogues parlés : à quoi bon auraient servi les récitatifs de Guiraud puisque tous les chanteurs avaient le français pour langue maternelle ? En septembre 1950, quand André Cluytens avait enregistré une intégrale de Carmen, cela s’était fait, certes, dans le cadre du Théâtre des Champs-Elysées, mais avec l’orchestre et les chœurs de l’Opéra-Comique. La gitane avait alors la voix de Solange Michel, Raoul Jobin chantait Don José, Martha Angelici était Micaëla et Michel Dens complétait l’affiche en Escamillo. Solange Michel avait fait ses débuts Salle Favart en 1942, la même année que Denise Scharley : toutes deux chantaient notamment Geneviève et Mignon, mais Denise Scharley était aussi bien autre chose, elle était Dalila, Amnéris, Madame de Croissy… Autrement dit, elle possédait un impressionnant registre grave qui, joint à une personnalité magnétique, rendait ses incarnations inoubliables. Dotée de moyens sans doute bien supérieurs à ceux de la chère Galli-Marié, cette Carmen envoûte par l’élégance de son chant et le dramatisme de son interprétation.
A ses côtés pour ce concert radiophonique de 1954, Libero de Luca se défend assez bien. Décevant en Gérald face à la Lakmé de Mado Robin, le ténor suisse, en troupe à Paris de 1949 à 1961, trouve en Don José un rôle bien plus adéquat, qui exige moins de délicatesse. Evidemment, l’air de la Fleur inclut un si bémol fortissimo, mais le diminuendo sur « Je t’aime » est fort appréciable. Micaëla superbe de Martha Angelici, qui trouve naturellement le ton idéal, d’une pureté qui n’a rien de nunuche, d’une distinction qui n’a rien de froid ; quel dommage que ne soient pas disponibles plus d’enregistrements de cette grande soprano française, qui devrait servir de modèle à beaucoup. Correct et possédant les notes du rôle, l’Escamillo de Michel Roux se situe un cran en dessous, savonnant tous les ornements de son air. Futur toréador sur la scène de l’Opéra de Paris ou au disque auprès de Maria Callas, Robert Massard se contente pour l’heure d’être un fringant Moralès. Les deux commères de Carmen ont des timbres personnels, à défaut d’être très séduisants. Le bât blesse plutôt du côté des deux contrebandiers, qui parlent plus qu’ils ne chantent, pour un quintette un peu lourd et assez raté.
Très mesurés dans l’ensemble, les tempos adoptés par Jules Gressier ont au moins le mérite de permettre de mieux entendre les détails de ligne et d’orchestration d’une partition qu’il est courant d’entendre dirigée au pas de course pour en forcer l’espagnolade. On regrette que « A dos cuartos » soit donné en version raccourcie. Le chœur Yvonne Gouverné incluait des chanteuses aux voix peut-être plus fermes que les dames de l’Opéra-Comique, mais en termes de véhémence lors de la dispute des cigarières, elles n’avaient rien à envier aux habituées de la scène. Les enfants de la garde montante sont impeccables.
Pourtant, le plus étonnant dans ce disque, c’est sans doute l’interprétation des dialogues parlés, qui nous transporte dans un autre monde, celui du cinéma français de la première moitié du XXe siècle. Les chanteurs disent eux-mêmes leur texte dans les quelques passages conservés, et Denise Scharley fait preuve d’une insolence gouailleuse qui laisse pantois.