On doit à Francesca Zambello, prise parfois à tort pour une stakhanoviste de la mise en scène, un grand nombre de spectacles efficaces et accessibles qui n’ont certes pas révolutionné l’opéra, mais ont toujours été fidèles et respectueux : de Billy Budd à Dialogues des Carmélites, en passant par Guerre et paix. Cette professionnelle habituée aux lourdes productions, a sans doute été victime du système et s’est laissée piéger par le succès sans parvenir à se renouveler mais, pour être juste, elle n’est pas la seule et malgré tout, son métier et sa technique demeurent.
Il suffit de visionner cette éblouissante Carmen représentée à Londres en décembre 2006, pour en être convaincu. A une Espagne colorée où s’agite une myriade de personnages pittoresques (acte1), succède une campagne ibérique sombre et aride (acte 2 et 3) qui répond aux besoins du drame, avant l’explosion finale qui nous plonge dans l’atmosphère festive et mortifère des arènes, un jour de corrida (acte 4). Mérimée ne s’y retrouverait peut être pas, mais Meilhac et Halévy s’y sentiraient parfaitement à leur aise.
Adepte des grandes scènes de foule où l’œil est continuellement sollicité (figurants, accessoires, animaux…), Zambello sait également mettre en lumière les faiblesses, les désirs ou les désillusions de ses héros sur un vaste plateau nu. La présence de deux monstres sacrés lui facilite grandement la tache. Elle dispose en effet du couple le plus sensuel et le plus dramatique qui soit pour donner vie à cette histoire d’amour, de larmes et de sang.
Véritable bombe sexuelle, provocante et sauvage, Anna Caterina Antonacci réussit un sans faute, avec une Carmen merveilleusement construite et divinement chantée (sans accent, sans « r » roulé, avec une voix opulente aux registres soudés) libre et naturelle dans toutes les situations. Trouvant dans cette tessiture son juste foyer vocal, elle renouvelle le personnage de la cigarière grâce à une sensualité assumée (Séguedille), une ivresse de vivre (« Les tringles des sistres tintaient ») et une conscience de son destin (« Trio des cartes »), qui éloignent sa composition de tout folklore, pour sonner avec une vérité inhabituelle.
Face à ce « diable » irrésistible, Jonas Kaufmann est le plus prodigieux des Don José. La qualité de sa prestance, son jeu névrotique autant qu’érotique, s’accorde idéalement à celui de sa consoeur. Soldat plutôt discret, son Don José se libère peu à peu sous l’emprise de la passion, passant de la soumission amoureuse, à la détresse avec une variété d’accents et un timbre de voix inoubliables ; précis et raffiné jusque dans les récitatifs qu’il cisèle dans un français superbe, sa « Fleur » suspendue à un fil, est une vraie confession impudique et pathétique, un moment de théâtre et de musique absolument poignant. Ildebrando d’Arcangelo a fière allure en Escamillo dont il déjoue habilement les difficultés, tandis que Norah Amsellem ne parvient pas à hisser sa prestation à la hauteur de ses partenaires, avec une Micaëla terre à terre et vieillotte, comme on en a tant vu et entendu.
Bon Dancaïre de Jean-Sébastien Bou, brutal et sanguin, sémillant Remendado de Jean-Paul Fouchécourt, Mercédès (Viktoria Vizin) et Frasquita (Elena Xanthoudakis) délurées. Chef attentif et subtil, Antonio Pappano offre une lecture musicale mémorable, modèle d’équilibre et de modération, qui séduit par sa puissance narrative et sa richesse d’expression.
Une nouvelle référence.
François Lesueur