Après un Hippolyte et Aricie en 2012 et un Dardanus en 2013 présentés à Beaune, la qualité de ramiste à part entière a été en quelque sorte institutionnalisée pour Raphaël Pichon en 2014, année de la célébration du deux-cent-cinquantième anniversaire de la mort du compositeur, avec les innombrables invitations qui lui furent adressées pour un Castor et Pollux dont cet enregistrement est un écho. Il s’agit du concert donné en juillet à l’occasion du Festival de Radio France Montpellier-Languedoc-Roussillon. Même si la controverse n’est pas close, la majorité des musicologues se prononcent en faveur de la supériorité de la deuxième version, celle réalisée par Rameau en 1754, dix-sept ans après la première. La découverte en 2013 d’un manuscrit de 1753 – où, dans quelles conditions, le livret trilingue (français, anglais, allemand) ne le dit pas – présente pour Raphaël Pichon l’intérêt de précisions inédites relatives à l’instrumentation qui contribuent à une approche toujours plus exacte de la musique de Rameau. Cependant, en l’absence d’autres indications on ignore pourquoi la loure de l’acte IV a disparu, de même que l’air final de Castor, à l’acte V, qui répond à la célébration de l’amitié par Pollux à l’acte III, alors que l’air de Phébé de l’acte V, version 1737, a été rétabli.
A la première écoute l’impression dominante est celle de la recherche, à la fois quête et raffinement, dans la fidélité au texte, à son esprit, à son contexte. Comme si les exécutants, direction et musiciens confondus, devaient se conformer à un idéal par une pratique qui s’efforcerait d’être la plus fidèle possible aux techniques mais aussi à la signification et à la mentalité que nous avons appris à associer aux formes mêmes de cette musique. D’où, au-delà d’une recherche méticuleuse d’exactitude formelle un souci presque obsessionnel de ne rien outrer car cela serait incompatible avec l’élégance constante de la musique de Rameau. Que les lignes aient la noblesse du sentiment ou la délicatesse d’un profil, jamais elles ne s’emballent et quand elles s’animent elles restent toujours ordonnées. Obsession formelle ou pudeur profonde, il y a dans cette exécution un quant-à-soi qui exclut l’emphase, même la plus légère. Le climat douloureux de pièces comme le chœur « Que tout gémisse » s’en trouve un rien atténué, car l’aspect cérémoniel créé par la lenteur temporelle met l’émotion à distance. Est-ce entièrement dû à la direction ? Peut-être à cause de la prise de son, le relief des instruments de premier plan est net sans agressivité quand ceux de l’arrière-plan semblent parfois sonner comme nimbés d’une poudre qui donne à certains passages une atmosphère de pastel un peu surannée. Les musiciens de l’ensemble Pygmalion peuvent en tout cas s’enorgueillir d’une prestation extrêmement nuancée, du murmure à la symphonie, et singulièrement brillante dans les airs guerriers ou les apparitions, véritables bijoux d’orfèvre qui allient matière précieuse et exécution ciselée ! La même qualité indiscutable se retrouve chez les choristes, dans la déploration ou l’allégresse, homogènes et précis jusque dans les polyphonies les plus complexes.
La distribution mêle invités et partenaires réguliers de Raphaël Pichon. En grand prêtre de Jupiter Virgile Ancely, dont la voix de basse semble plutôt claire, fait montre d’une excellente articulation. Christian Immler a la même clarté d’élocution et campe un Jupiter noble sans ostentation. Le ténor Philippe Talbot est tour à tour un Athlète, Mercure et un Spartiate. Dans l’air de bravoure « Eclatez, fières trompettes » dévolu au premier, pur exercice de virtuosité destiné à clouer le bec aux Bouffons, la tension perceptible des aigus affaiblit l’impact de la démonstration. A Sabine Devieilhe échoient successivement Cléone, une Ombre heureuse et une suivante d’Hébé. La première est fraîche et fruitée, les deux autres d’abord étrangement pointue (« Voici des Dieux ») sans que l’on s’explique cette bizarrerie quand on connaît l’extension vocale de l’interprète, puis suavement exquise (« Que nos jeux »). Clémentine Margaine pose d’emblée une Phébé au timbre sombre et charnu, au registre aigu légèrement contraint, sans que cela nuise à l’expressivité dramatique. Dans les injonctions aux esprits infernaux « Esprits soutiens de mon pouvoir » elle semble peiner à contenir l’ampleur de sa voix. Sa rivale heureuse trouve en Emmanuelle de Negri une interprète rompue au style et à la grammaire ramiste dont le chant très policé peut devenir vibrant. Néanmoins cette haute résolution technique dont « Tristes apprêts » offre un exemple éclairant peine parfois à toucher, peut-être à cause de cette retenue que nous attribuons à Raphaël Pichon. Bien décevant le Castor de Colin Ainsworth : sont-ce ses limites dans l’aigu qui ont entraîné la suppression de son air final « Tendre amour » ? Etait-il dans une soirée de méforme ? La lecture est minutieuse, les intentions expressives marquées jusque dans la moindre appoggiature, mais le timbre est pauvre en harmoniques, la résonance faible et quand il devrait briller comme dans « Quel bonheur règne dans mon âme », l’éclat fait malheureusement défaut. Ces déficiences se notent d’autant plus que Pollux a la voix sombre et sonore de Florian Sempey, solennel jusqu’à frôler l’emphase dans « Présent des Dieux », affecté d’un vibrato un rien désuet, mais capable dans la reprise de diminuandi suivis d’un crescendo qui comblent, tant par la plénitude de la voix que par l’art du chanteur.
Christophe Rizoud disait dans un récent compte rendu tout le bien qu’il pensait de Dardanus dirigé par Raphaël Pichon à Bordeaux. Cet enregistrement de Castor et Pollux confirme sans le moindre doute la place conquise par ce chef et son ensemble dans le clergé de Rameau.