A la vue des distributions affichées, on serait parfois spontanément tenté de ne pas jeter une oreille sur un coffret. Ce serait une erreur dans le cas de cette réédition, en particulier celle de ce Cavalleria rusticana enregistré en 1951. On y retrouvre Richard Tucker dans la plénitude de ses moyens (le chanteur n’a pas encore 38 ans) pour qui le rôle de Turiddu semble une banale promenade de santé. La voix est insolente de facilité, avec un aigu spinto parfait. L’incarnation est de haut niveau, mais plus sage que ses interprétations live particulièrement excitantes. La surprise vient de sa partenaire, Margaret Harshaw, chanteuse américaine pratiquement inconnue. Née quatre ans plus tôt que Tucker, Harshaw a démarré sa carrière comme mezzo soprano dans les années 30 avec Azucena. Engagée au Metropolitan de New-York en 1942, elle y chante Brangäne, Erda, Fricka, Waltraute, Ortrud, Venus, Kundry, Herodias, La Cieca, Ulrica, etc. puis se tourne vers les rôles de sopranos au début des années 50 avec Senta, Brünnhilde, Elisabeth, Isolde, et Sieglinde. Elle garde Ortrud et Kundry à son répertoire. Durant toutes ces années au Met, son seul rôle non-wagnérien est… Donna Anna dans Don Giovanni ! Contrairement à Richard Tucker qui cantonna quasiment sa carrière aux Etats-Unis et principalement au Met, Harshaw chantera dans le monde entier et notamment à l’Opéra de Paris en 1948, où elle interprète Amneris, Brangäne et Dalila. Après une carrière bien remplie, elle s’installera comme professeur de chant, comptant parmi ses élèves Michael Sylvester ou Matthew Polenzani. A la lecture de ce palmarès, on a du mal à en croire nos oreilles : la voix est superbe, celle d’un authentique soprano. Le timbre est limpide et les notes s’écoulent, gouleyantes, avec une facilité incroyable. On est loin de certaines mezzos imprudemment rentrés sur les terres sopranes, obligés de forcer leurs moyens pour atteindre le haut de la tessiture. Pour une fois, Santuzza n’est pas un tromblon revêche qui s’époumonne à faire revenir son amant avec ses hurlements (pas la meilleure idée, mais ça s’est vu…) et on croit à ce personnage de jeune amoureuse blessée. Frank Guarrera et Mildred Miller campent respectivement un Alfio et une Lola efficaces, assez subtils (on notera par exemple un ralenti plein de gourmandise au moment où Lola s’aperçoit de la présence de Turiddu). On sera plus réservé sur la Mamma Lucia de Thelma Votipka, un peu en dessous des attentes du rôle. Dans une interview, Harshaw explique que, pour cet enregistrement, le chef d’orchestre Fausto Cleva avait voulu nettoyer la partition des licences devenues habituelles à la scène. Exercice un peu vain : Leoncavallo avait lui-même validé la tradition interprétative. Il suffit de l’écouter diriger au studio (en 1940) ou en live à La Haye en 1938 : le cri final de Santuzza n’est peut-être pas dans la partition originale, mais on l’entend dans ces deux enregistrements. Ici, la direction plutôt rapide et sèche, refuse le pathos, mais est-ce encore du vérisme ?
Le Pagliacci qui suit, enregistré deux ans plus tard, est un peu en dessous de cette réussite. Richard Tucker est une fois de plus sans reproche, d’une santé et d’une virilité incroyable, mais une fois de plus aussi bridé par la rigidité de la direction, le refus des points d’orgue et un rubato modéré. Lucine Amara fit ses débuts au Met en 1950, à 25 ans seulement. Elle y chante Micaëla, Cio-Cio-San, Tatiana, Antonia, Donna Elvira, Nedda, Mimi, etc. Elle y chantera jusqu’en 1991, mais essentiellement en tant que doublure ou pour de petits rôles. A l’époque de cet enregistrement, le soprano est encore jeune, mais le chant est un peu suranné, entre la vieille école des Albanese et Sayao et la nouvelle, celle des Tebaldi et Callas. La voix est un peu courte dans l’aigu et manque une peu de largeur dans le medium. Néanmoins l’interprétation ne manque pas de charme, avec de temps à autres des effets bienvenus. Le Tonio de Giuseppe Valdengo rappelle, par son style, les grands barytons du passé comme Titta Ruffo, contemporain et rival de Caruso (il n’a pourtant pas la quarantaine), avec des moyens certes plus limités mais incontestables. Le Beppe de Thomas Hayward passe inaperçu dans son air sans aigu. Quant au Silvio de Clifford Harvuot, il est carrément insuffisant, ce qui est doublement dommage : le personnage n’a guère inspiré Mascagni et il faut une grande et belle voix pour faire oublier le tunnel de son duo avec Nedda. La direction de Fausto Cleva est plutôt clinquante, le dramatisme s’exprimant davantage par les décibels que par une véritable tension orchestrale. Les coupures habituelles sont réouvertes, mais le respect de la partition ne va pas jusqu’à redonner la réplique finale à Tonio : c’est toujours Canio qui conclut « La commedia è finita ! », tradition initiée par Caruso. La prise de son est sommaire et semblable à celle que nous avions décrite à la fin de cet article. Malgré quelques défauts, et au regard de son faible prix, cet enregistrement mérite indéniablement d’être découvert.